Affaire Julien Lacroix : deux pas en arrière

LETTRE D’OPINION | Le patriarcat s’épanouit quand les femmes se sentent obligées de se taire. Le patriarcat se réjouit d’articles comme celui de La Presse.

Je ne trouve pas les bons mots pour m’insurger contre les propos tenus dans l’infâme article paru ce matin dans La Presse. Je l’ai lu en laissant mon café devenir froid, j’ai ressenti chaque mot comme une claque, avec un vague mal de cœur.

Le texte d’Isabelle Hachey jette le discrédit sur les accusations d’agressions sexuelles envers Julien Lacroix et, par ricochet – quoi qu’en dise l’autrice –, sur tout le mouvement de dénonciation des violences sexuelles.

C’est quétaine peut-être, mais j’ai eu l’impression qu’on allait collectivement devoir remettre nos armures pour retourner au combat – un combat jamais fini, évidemment, mais peut-être un tantinet plus accepté et reconnu dans les dernières années.

Le patriarcat s’épanouit quand les femmes se sentent obligées de se taire. Le patriarcat se réjouit d’articles comme celui de La Presse.

Je ne me suis pas aventurée dans les commentaires de l’article, persuadée que j’allais y trouver des voix pour dire que les féministes wokes enragées se faisaient enfin remettre à leur place, que les femmes, c’est toutes des folles, on sait ben, que ça fait longtemps qu’on vous le dit qu’elles dénoncent pour des becs de travers et des caresses presque consentantes.

Le dur chemin de la dénonciation

Je ne travaille plus auprès des victimes de violences sexuelles, mais je peux très bien imaginer l’onde de choc, ce matin, dans les milieux qui s’affairent à soutenir les victimes. Je peux imaginer la consternation de ceux mais surtout de celles qui reçoivent à tous les jours des témoignages d’agression et qui répètent inlassablement je te crois, comme une liturgie pour apaiser et rassurer les victimes, leur dire que c’est correct de dénoncer, que c’est normal que ce soit difficile de s’entendre nommer tout haut ce qu’on sait jusque dans nos os.

Je n’ai jamais prétendu, pas une seule fois, que le chemin de la dénonciation est une promenade paisible au bord du canal Lachine. J’ai accompagné plusieurs femmes dans leur décision de dénoncer et j’ai pris soin de ne pas dépeindre la dénonciation comme une solution tout-en-un vers la sérénité. C’est souvent le contraire.

Ça ne veut pas dire qu’il ne fallait pas dénoncer, malgré ce que laisse entendre l’article de ce matin.

C’est un processus intrinsèquement personnel et intime, que l’on entreprend pour guérir, parce qu’on croit que la guérison s’y loge. C’est une boîte de Pandore, un coup de dés, on ne peut pas prétendre savoir ce qui se passera quand on parlera. Ça peut avoir le pouvoir de nous faire sentir fort·e, mais aussi celui de nous briser à d’autres endroits encore.

Si les conséquences d’une dénonciation pour la personne dénoncée sont bien sûr énormes – et j’ai envie de dire « mais pas tout le temps » –, elles sont aussi non négligeables pour les personnes qui dénoncent. Il arrive qu’on réalise qu’une fois la parole déliée, la paix intérieure n’est pas la suite logique à notre parcours. On peut y avoir cru de toutes nos forces et finalement, se retrouver devant une plaie béante, encore.

Ça ne veut pas dire qu’il ne fallait pas dénoncer, malgré ce que laisse entendre l’article de ce matin. Ça ne veut pas dire qu’on doit cultiver les regrets, les remords et la culpabilité. Ça veut juste dire que ce n’était pas le bon chemin pour vous et qu’il faudra défricher encore.

La métaphore du chemin peut sembler vraiment cliché, j’en suis consciente. Je l’utilise pour son côté non linéaire, pour l’absence de durée prédéfinie avant d’aller mieux. On peut se promener longtemps, l’important, c’est d’avancer. On peut reculer, mais c’est important de mettre un pied devant l’autre, même les jours où ça nous semble une montagne au lieu d’un chemin.

L’idée, c’est de ne plus être habité·e par son agression et de ne plus se définir par elle, peu importe comment on y arrive.

Certaines personnes ne dénonceront jamais, d’ailleurs. Elles utilisent d’autres moyens pour contourner la lourdeur qui les habite. Difficile, par contre, de blâmer quelqu’un qui a envie de parler pour se délester de ce poids.

Discréditer les victimes, encore

Je lis partout que l’article n’est pas bien reçu et je dois admettre que ça me rassure. J’espère que toutes les personnes qui ont dénoncé ou qui songeaient à le faire ne penseront pas, après la lecture, que c’était une erreur. Que leur parole n’avait pas les vertus libératrices qu’elles y voyaient.

Le patriarcat s’épanouit quand les femmes se sentent obligées de se taire. Le patriarcat se réjouit d’articles comme celui de La Presse.

J’espère qu’on prendra le temps de peser nos mots lorsqu’on dispose d’une tribune aussi importante et qu’on se demandera quel impact on aura sur un mouvement “qu’on ne souhaite pas discréditer, surtout pas”.

Les journalistes soulignent que leur but n’est pas de renier le mouvement MeToo qui a servi à libérer les paroles étouffées. Mais quel message envoie cet article, alors ? J’y lis une injonction à être une sacrée bonne victime, une victime parfaite.

Que les agressions dénoncées devraient être très claires, commises seulement après que les connaissances au sujet du consentement aient été mises à jour et que tout le monde se soit entendu sur le concept. Si ça s’est produit au début des années 2000, ah ben là, personne parlait de ça, le consentement, dans ce temps-là.

Auriez-vous des témoins oculaires qui pourraient corroborer votre histoire ? Même si les agressions sexuelles surviennent rarement en présence de témoins, ça ajouterait beaucoup à votre récit si on avait quelqu’un qui pourrait nous dire que oui, oui, c’est comme ça que ça s’est produit. La belle affaire, tsé.

Au-delà des réponses simplistes

J’ai assisté récemment à la pièce Les Glaces de Rébecca Déraspe, présentée à la Licorne et maintenant en tournée au Québec. L’autrice aborde de front ces questions avec, sur scène, des hommes dans la jeune quarantaine qui se font confronter par une femme qu’ils ont violée 25 ans plus tôt.

Ils tentent mollement de se défiler, de blâmer les circonstances, les différences de perception, le changement d’époque – mais un des protagonistes reconnaîtra avoir entendu les protestations et perçu l’inconfort de leur victime… et avoir quand même continué.

Pas besoin d’une formation sur le consentement pour comprendre que « non, arrête », ça veut dire « non, arrête » – même il y a 25 ans, même en 2010, en tout temps.

La pièce pose des questions cruciales sur la vie après une agression. Des questions que je me pose souvent. Est-ce que j’abandonnerais mon amoureux si j’apprenais qu’il a déjà violé une femme ? Est-ce que je serais là pour supporter mes amis humoristes s’ils étaient les prochains sur la liste ? Comment peut-on accompagner une personne qui a agressé quelqu’un ?

J’espère qu’on dirigera la conversation vers le support aux victimes plutôt que de positionner les agresseur·es comme des victimes eux et elles-mêmes.

Est-ce que traiter le problème sous-jacent – lire ici : l’alcool – est suffisant pour dire que la personne est rétablie, réhabilitée ? Qu’elle a réellement compris et qu’elle prend sa responsabilité ? En anglais, on appelle ça accountability. En français, on dirait l’imputabilité. Quels seraient les critères pour accepter le retour dans la vie publique d’une personnalité dénoncée ? Reconnaît-elle ses torts ? Peut-on même le faire quand on braque sur nous le projecteur des médias ?

Persévérer contre la mauvaise foi

Au milieu de toute la colère et de l’incompréhension que la lecture de cet article a suscitées chez moi, j’identifie quelques souhaits pour la suite. J’espère qu’on dirigera la conversation vers le support aux victimes plutôt que de positionner les agresseur·es comme des victimes eux et elles-mêmes.

J’espère qu’on prendra le temps de peser nos mots lorsqu’on dispose d’une tribune aussi importante et qu’on se demandera quel impact on aura sur un mouvement qu’on ne souhaite pas discréditer, surtout pas. J’espère que l’impact majeur ne sera pas de diminuer la force de la parole des prochain·es survivant·es qui oseront témoigner.

J’espère que si vous lisez ceci et que vous revivez votre propre dénonciation, ce moment où vous avez décidé que c’était le bon chemin pour vous – j’espère que vous ne doutez pas de votre choix. Je vous crois, je peux le répéter autant de fois qu’il le faudra.

On est encore une méchante gang à vous croire.

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