
Article de l'Initiative de journalisme local
La loi ne fait pas le poids face aux thérapies de conversion
Près d’un an après leur interdiction, les pratiques de conversion ne sont pas pour autant disparues.
En décembre 2021, Ottawa ajoutait au Code criminel canadien l’interdiction des thérapies de conversion. Ces pratiques, qui visent à changer l’orientation sexuelle ou l’identité de genre en préconisant les normes hétérosexuelles et cisgenres*, étaient ouvertement offertes au sein de diverses organisations canadiennes. Selon certains experts, celles-ci continueraient de fournir ce genre de service de manière plus subtile, en marge de la loi.
En plus d’être largement inefficaces et contraires à l’autonomie des personnes, les thérapies de conversion peuvent avoir des conséquences graves sur la santé mentale et sont associées à un haut taux de suicide. Elles peuvent avoir lieu sans le consentement éclairé du participant.
Les jeunes en sont aussi plus fréquemment la proie. Selon une étude canadienne réalisée en 2021, ce sont plus de 70 % des individus qui ont subi leur première thérapie de conversion avant l’âge de 20 ans.
Pour Travis Salway, auteur de l’étude et professeur à l’Université Simon Fraser, la thérapie de conversion nie le droit des jeunes issu·es de la diversité sexuelle et de genre d’accéder à une expression authentique d’eux-mêmes, pourtant cruciale à leur santé et à leur bien-être.
S’il s’est réjoui de l’adoption du projet de loi interdisant sa pratique, M. Salway demeure prudent quant à son efficacité. Il est encore trop tôt pour faire le bilan de la situation au Canada, mais les doutes du chercheur reposent sur l’effet de législations semblables ailleurs dans le monde.
Il cite l’exemple de la Californie, qui avait adopté en 2018 un projet de loi similaire à celui du Canada, et où les thérapies seraient toujours monnaie courante. « On voit comment les individus qui pratiquent la conversion là-bas ont changé la façon dont ils en parlent, […] probablement afin d’éviter des poursuites judiciaires. »
« Ce que ça indique, c’est que la loi à elle seule n’est pas un moyen suffisant afin de mettre fin [à la pratique] », explique-t-il.
Cela ne fait pas de doute pour Laurent Breault, directeur général à la Fondation Émergence, qui a longtemps plaidé pour l’interdiction de la pratique. La fondation continue de suivre de près les organisations qui offraient publiquement des services de conversion au Canada avant l’entrée en vigueur de la loi.
M. Breault confirme que certains sont toujours actifs.
Émergence a d’ailleurs reçu l’appui financier du ministère fédéral de la Justice afin de mettre sur pied un projet de sensibilisation et de prévention qui ciblera les parents, les intervenant·es et les forces policières.
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Des conversions pernicieuses
Autre problème : pour M. Salway, la définition des thérapies de conversion mise de l’avant dans la loi ne ratisse pas assez large, ciblant surtout les traitements dont l’objectif avoué est de réprimer l’orientation sexuelle ou l’identité de genre. Mais le chercheur souligne que d’autres pratiques, même si elles ne se donnent pas directement de tels objectifs, peuvent quand même avoir des conséquences tout aussi dommageables.
« La thérapie de conversion est un effort soutenu dont le but est de nier, supprimer ou décourager l’identité de genre ou l’orientation sexuelle autodéterminée d’une personne, pour la pousser à croire qu’elle est hétérosexuelle ou cisgenre »
Travis Salway
Par exemple, « la définition des thérapies de conversion qui ciblent les personnes transgenres n’est pas assez claire et compréhensive pour vraiment capturer l’ensemble de ces pratiques, dont plusieurs surviennent dans le système de santé », soulève-t-il.
Le chercheur cite, entre autres, des attitudes comme le refus ou l’hésitation des travailleur·euses de la santé à reconnaître et valider la volonté des personnes transgenres à procéder à une chirurgie d’affirmation de genre.
« La thérapie de conversion est un effort soutenu dont le but est de nier, supprimer ou décourager l’identité de genre ou l’orientation sexuelle autodéterminée d’une personne, pour la pousser à croire qu’elle est hétérosexuelle ou cisgenre », explique le chercheur. Il tranche : « la loi ne va pas assez loin pour couvrir l’ensemble de ces pratiques ».
« C’est très complexe », souligne aussi Laurent Breault. Dans ses efforts de sensibilisation contre les conversions, la Fondation Émergence prône une définition plus compréhensive et « qui est centrée sur le vécu » des victimes.
Une définition trop restreinte permettrait également aux organisations pratiquant les thérapies de conversion d’adapter le langage qu’elles utilisent afin de passer entre les mailles du filet la loi. Elles ont le loisir d’adopter un langage plus vague et neutre pour promouvoir des pratiques qui n’ont essentiellement pas changé.
« Même avant l’adoption de la loi, certaines organisations avaient commencé à changer le vocabulaire qu’elles utilisaient pour en parler publiquement », ajoute Travis Salway.
Travailler en amont
Pour M. Salway, un autre facteur expliquant l’inefficacité de la loi à contrer les pratiques de conversion est le manque de confiance de la communauté LGBTQ+ envers les autorités responsables de sa mise en application. Il raconte que certaines victimes souhaiteraient engager des poursuites judiciaires, mais ne se sentent pas à l’aise d’interagir avec la police et la GRC.
« C’est important de criminaliser ces pratiques, mais ce n’est pas suffisant non plus. »
Laurent Breault
« La loi fait partie du Code criminel », explique aussi Travis Salway. « Cela veut dire que le fardeau de la preuve repose sur la victime et la poursuite. » Le chercheur note que, comme dans les cas d’agression sexuelle, ce fardeau peut en dissuader plusieurs de porter plainte.
« Plusieurs personnes vont se dire : “ce qui m’est arrivé est douloureux et traumatique, c’est à l’encontre de la loi, mais je n’ai pas le temps, l’énergie, ni la confiance de m’engager dans une poursuite”. »
Pour Laurent Breault, la solution doit dépasser le cadre juridique. « C’est important de criminaliser ces pratiques, mais ce n’est pas suffisant non plus. » D’après lui, l’autre ingrédient clé est un effort de conscientisation sociale pour en finir avec l’hétéronormativité et la cisnormativité.
« Quand on est un jeune en questionnement, qui pense potentiellement être gai ou trans, il y a souvent une pression sociale qui fait en sorte qu’on ne s’accepte pas », explique M. Breault. « C’est cette pression sociale qui pousse les gens à chercher des “solutions”. » Pour certains, cette solution est synonyme de conversion à l’hétéronormativité ou à la cisnormativité, plutôt qu’à l’acceptation de soi.
« Il y a une vraie opportunité ici, et elle passe par l’éducation », renchérit M. Salway. « Nous devons maintenant utiliser l’interdiction légale comme une plateforme afin de sensibiliser les jeunes, les parents, les travailleurs de la santé, les enseignants, pour qu’ils puissent à leur tour intervenir et réaffirmer l’identité des jeunes. »
*On dit qu’une personne est cisgenre, ou cis, lorsque son genre correspond à celui qu’on lui a assigné à la naissance. Cis(genre) s’oppose à trans(genre).
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