La fatigue « démocratique » de l’Occident

CHRONIQUE | Les colonnes du temple de la démocratie libérale tremblent… mais est-ce nécessairement pour le pire ?

Les colonnes du temple de la démocratie libérale tremblent… mais est-ce nécessairement pour le pire ?

Le titre de cette chronique, écrite au lendemain de ce pétard mouillé que furent les élections de mi-mandat de notre déclinant suzerain américain, n’est en rien le fruit du hasard. C’est au grand Hubert Aquin que j’emprunte ici l’idée de « fatigue », qu’il avait lui-même subtilisée à Aimé Césaire quand il a écrit son article mythique « La fatigue culturelle du Canada français » pour la revue Liberté en mai 1962.

Dans tous les cas, cette « fatigue » décrit une ambivalence politique chez les peuples colonisés : la volonté de triompher face au colonisateur et la tentation d’abandonner toute velléité d’existence.

Mais ce qui me préoccupe ici réfère plutôt à une « fatigue démocratique » qui endort depuis trop longtemps les sociétés occidentales, déjà perdues dans le mirage selon lequel la démocratie libérale leur confère un quelconque pouvoir sur la marche de leurs histoires, dominées qu’elles sont par un capitalisme de plus en plus destructeur.

Des vérités qui dérangent

Le journaliste et essayiste américain Chris Hedges, comme la plupart des prophètes, ne le fut point dans son propre pays.

Dès 2003, alors qu’il s’était mis à diverger du script médiatique préparé de concert avec les relations de presse du régime Bush, le New York Times l’a congédié de son poste de correspondant de guerre en Irak.

Son crime ? Jeter le discrédit le plus total sur les élites médiatiques et politiques qui vendaient alors à l’opinion publique américaine une guerre propre et facile, menée au nom de la libération du pétrole peuple irakien et de l’implantation d’un régime fantoche au service des intérêts occidentaux démocratique, ce qu’on appelait pompeusement à l’époque le « nation building ».

Hedges n’en est bien sûr pas resté là. Libre du lourd carcan imposé par les grands médias complices des élites financières et politiques, le brillant auteur s’est alors mis au travail et a écrit de nombreux essais qui ont consolidé sa réputation d’analyste de la société américaine et de franc-tireur qui sait appeler un chat un chat.

Une « fatigue démocratique » endort depuis trop longtemps les sociétés occidentales, perdues dans le mirage de la démocratie libérale.

Ses livres, particulièrement Les fascistes américains et La mort de l’élite progressiste, ont prédit l’état de la société américaine actuelle soit l’ascension du Tea Party comme prolongement du reaganisme, l’abandon des classes populaires par une élite progressiste trop occupée à consolider ses propres privilèges et enfin, l’aboutissement logique de ces deux conjonctures : le régime Trump.

Depuis des années, Hedges lutte de manière acharnée non seulement contre ces nouveaux fascistes et leur effroyable mainmise sur les centres de pouvoir de la société américaine, mais aussi contre l’establishment médiatique pro-démocrate. Celui-ci ne lui a jamais pardonné de leur avoir simplement tendu un miroir, dans lequel ils refusent toujours de se regarder.

On le traine dans la boue, on le bannit des plateaux et on remet en question sa crédibilité, notamment en rappelant qu’il animait une émission d’affaires publiques sur Russia Today et qu’il acceptait d’intervenir – oh grand crime de lèse-majesté ! – dans la sphère médiatique conservatrice.

Bref, selon les fins d’esprit des grands médias, s’ils ne t’invitent plus, tu ne vas pas non plus ailleurs. Ils sont l’alpha et l’oméga du bon goût journalistique.

N’empêche, Hedges a raison.

Le confort de la complaisance

C’est toujours fascinant de voir tant les professionnel·les de l’opinion-minute que les nerds suivre les résultats électoraux, ici et ailleurs, comme on regarde un match de hockey. Au point où, comme ces athlètes qu’on finit par voir comme du « capital humain » échangeable et jetable tel un cheval de course blessé, on voit la politique à la manière d’un vulgaire jeu. Une joute entre adversaires respectables (la cravate aide à perpétuer cette impression).

Les factions libérales ne se différencient de leurs opposants conservateurs et réactionnaires que par la manière dont elles fossoient l’Humanité.

Et on finit par oublier ou par volontairement omettre que ce « jeu » se déroule sur les épaules de millions d’humain·es. Ce sont elles et eux qui écoperont des décisions et des indécisions des protagonistes de cette grande farce qu’est le néolibéralisme à suffrages, qu’on tend à confondre avec la « démocratie ».

Les grands médias, par le truchement des politologues à gages qui siègent dans des chaires de recherche lourdement subventionnées par quelques potentats financiers, alimenteront l’image d’un progressisme de façade. Ils vanteront les factions libérales comme des parangons de progressisme, alors qu’elles ne se différencient de leurs opposants conservateurs et réactionnaires que par la manière dont elles fossoient l’Humanité.

Dans les parlements, la droite nous tue avec la chaise électrique, la gauche par injection (supervisée). La droite veut continuer d’éventrer sauvagement la planète, la gauche prône le capitalisme vert. La droite veut le retour de la grosse police moustachue et le renouveau militariste, la gauche veut continuer de matraquer les dissident·es et de bombarder la moitié basanée (et riche en ressources) de l’Humanité, mais avec des quotas de parité pour les femmes et les personnes racisées.

Les partis et organisations politiques radicaux ? On a beaucoup moins peur de l’extrême droite que de l’extrême gauche en Occident, « péril rouge » oblige. Le péril brun, lui, nous effraiera seulement lorsqu’il sera trop tard.

Conséquence de notre complaisance envers le cirque parlementaire, où les lobbies des puissants sont les réels maîtres du chapiteau et les élu·es, les clowns qui tournent en rond dans leurs voitures trop petites.

Mais alors, notre fatigue démocratique nous aura plongé·es dans un lourd sommeil autoritaire.

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