Ouvrir l’œil sur l’islamophobie : lecture de Djemila Benhabib

LETTRE D’OPINION | Djemila Benhabib a beau épargner au lecteur le concept fumeux d’islamo-gauchisme, elle esquisse quoi qu’il en soit les contours d’un continuum maléfique entre l’islam, l’islamisme et la gauche.

Djemila Benhabib a quitté le Québec il y a quelques années pour s’installer en Belgique, où elle a cofondé le Collectif Laïcité Yallah, dont la mission consiste d’abord et avant tout à lutter contre le communautarisme ethnique et religieux. Ses prises de position demeurent inchangées au fil des ans, si ce n’est qu’elle les a adaptées au goût du jour pour mieux les durcir.

En témoigne son nouvel opus, outrageusement intitulé Islamophobie, mon œil! et rédigé en grande partie au « je », dans lequel elle tente d’exposer le « clivage civilisationnel » qui dresserait le rationalisme occidental contre l’obscurantisme islamiste. Il s’agit à la fois d’un essai, d’un récit autobiographique et d’un règlement de comptes personnels avec diverses personnalités académiques, médiatiques ou politiques des deux côtés de l’Atlantique.

La militante y retrace son enfance passée en Algérie jusqu’à la montée du Front islamique du Salut et la guerre civile qui a embrasé le pays tout au long de ce qu’on a appelé la « décennie noire », opposant différents groupes armés islamistes au gouvernement algérien jusqu’en 2002. Dès les premières pages, le lecteur a tôt fait de constater que son autrice est toujours hantée par ce traumatisme de guerre qui fournit le fil conducteur de ses convictions.

Ses prises de position demeurent inchangées au fil des ans, si ce n’est qu’elle les a adaptées au goût du jour pour mieux les durcir.

Une nouvelle race?

Si elle prend soin d’établir succinctement une distinction entre islam et islamisme, Djemila Benhabib assimile malgré tout les deux tout au long du livre.

Bien qu’elle affirme reconnaître les discriminations dont sont victimes les musulman·es, elle récuse le terme d’islamophobie parce qu’il entretiendrait selon elle la confusion « entre la critique des idées avec la haine des personnes ». Elle fustige ainsi la gauche « démissionnaire » pour avoir « transformé l’islam en une nouvelle race » qu’on ne pourrait plus critiquer.

Or, le processus de racisation auquel les musulman·es sont assujetti·es est un phénomène sociologique pourtant bien documenté. À proprement parler, le préjudice qui singularise les musulman·es ne procède pas d’un jugement intellectuel de l’islam en tant que religion, mais plutôt d’une appréciation moralisatrice du musulman en tant qu’étranger racisé. La même chose vaut pour l’antisémitisme qui ne se résume pas à une compréhension sophistiquée du judaïsme.

Les patronymes à consonance « exotique », les accents, les codes vestimentaires distincts ou les teints de peaux sont autant de marqueurs racisants à partir desquels la différence est susceptible d’être essentialisée et rejetée comme « autre ». Même en l’absence de base biologique, la « race » subsiste ainsi comme construit imaginaire et, en ce sens, le racisme déborde la « race » – tout comme l’islamophobie déborde l’islam pour frapper grand nombre de personnes issues d’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient.

L’antiracisme « islamiste »

Pour elle, la musulmane voilée est l’incarnation même d’une subjectivité aliénée, en proie à l’irrationnel, en ce que le port du voile islamique ne saurait jamais, semble-t-il, être l’objet d’un choix lucide. L’autrice n’assigne d’ailleurs à cette pratique individuelle qu’un seul sens, univoque et irrévocable : celui du prosélytisme religieux derrière lequel se profilerait le spectre de l’islamisation de l’Occident.

Cette menace serait relayée d’une part par l’« entrisme » islamiste qui gangrènerait les régimes démocratiques et, d’autre part, par l’antiracisme « identitaire » qui se démarquerait par un excès de tolérance envers la « religion des dominés ».

Si « le laïcisme est à la laïcité ce que l’intégrisme est à la religion », la posture de l’autrice est définitivement laïciste.

Comme il est coutume à droite de condamner le libéralisme anglo-saxon, cet antiracisme serait bien entendu « importé » des universités américaines, comme si les idées possédaient une « nationalité » qu’il conviendrait de circonscrire à l’intérieur de frontières territoriales bien délimitées comme celles des États-Unis – de peur sans doute qu’elles ne se mettent à circuler librement.  

Jusqu’à un certain point, on a l’impression en parcourant l’ouvrage que n’importe quelle musulmane voilée est rapidement soupçonnée d’être la brebis égarée d’un extrémiste. Ou que n’importe quel activiste musulman·e qui se porte à la défense de ses coreligionnaires est aussitôt suspecté·e d’entretenir des liens étroits avec l’extrémisme religieux. Ou même que n’importe quel gauchiste soucieux·se de combattre l’islamophobie est immédiatement accusé·e de complaisance envers l’islamisme.

Djemila Benhabib a beau épargner au lecteur le concept fumeux d’islamo-gauchisme, elle esquisse quoi qu’il en soit les contours d’un continuum maléfique entre l’islam, l’islamisme et la gauche.

Laïcité versus laïcisme

Le fait de dénoncer le voile en tant que symbole politique repose toutefois sur la fausse analogie entre idéologie politique et croyance religieuse. En tant qu’ardente défenseure du projet de loi 21 sur la laïcité, Djemila Benhabib se pose trompeusement en porte-parole de l’universalisme des Lumières.

Si comme le dit Edwy Plenl « le laïcisme est à la laïcité ce que l’intégrisme est à la religion », la posture « laïque » de l’autrice, du fait qu’elle repose presque exclusivement sur l’extirpation du voile islamique de l’espace public, est définitivement laïciste.

L’immixtion du politique dans le religieux qu’elle souhaite contrevient au principe même de la neutralité de l’État qui ne saurait être compatible avec l’invisibilisation forcée des symboles religieux dans la fonction publique, et à plus forte raison dans la société civile. La laïcité authentique garantit la liberté de conscience et protège autant l’indépendance des appareils étatiques vis-à-vis des institutions religieuses que l’expression de la foi de l’ingérence de l’État.

De sorte que la conception soi-disant universaliste de la « laïcité » que préconise Djemila Benhabib présuppose une répudiation des minorités qui est inconciliable avec la reconnaissance d’une composante systémique au racisme. D’où son refus obstiné d’admettre qu’il est tout à fait possible d’être à la fois membre d’une communauté ethnique ou religieuse discriminée et citoyen·ne à part entière.

La laïcité authentique garantit la liberté de conscience et protège l’expression de la foi de l’ingérence de l’État.

Le cadre d’analyse de l’ouvrage ne comporte de ce fait aucune dimension socioéconomique ni même aucune référence à l’histoire globale des rapports entre Occident et Orient, au sens figuré comme au sens propre.

C’est pourquoi Djemila Benhabib vante le « mérite » du politologue américain Samuel Huntington d’avoir intégré, par l’entremise de sa thèse du « choc des civilisations », des facteurs d’ordre strictement culturel au décryptage des relations internationales.

Dans cette « guerre » civilisationnelle, c’est comme si le passé algérien de l’autrice préfigurait un futur hypothétique des sociétés occidentales où l’islamisme aurait triomphé. Si son combat paraît légitime aux yeux de plusieurs compte tenu de son lourd vécu, il ne serait pas exagéré de prétendre qu’elle le livre peut-être dans la mauvaise partie du monde.

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