La gauche ukrainienne est peu représentée dans les médias et le discours sur la guerre en cours. Il n’est pas facile de militer à gauche dans un pays où cette position politique est automatiquement associée à l’expérience soviétique. Mais la gauche antiautoritaire, dont les pratiques d’auto-organisation ont influencé les mobilisations contre l’ex-président Viktor Ianoukovytch, continue d’être active dans la résistance à l’invasion russe.
Second article d’une série de deux sur l’Ukraine, la gauche et l’auto-organisation politique.
À lire : « Faire ce qui doit être fait : auto-organisation populaire en Ukraine »
Rappelons qu’en novembre 2013, un mouvement de protestation éclate contre le gouvernement de Viktor Ianoukovytch en Ukraine. Le gouvernement répond aux protestations par une répression féroce. Suite à d’importantes manifestations, à l’occupation de la place Maïdan et des émeutes à Kyiv, le président est destitué en février 2014.
La même année, la péninsule de Crimée, dans le sud de l’Ukraine, est annexée par la Russie. Peu de temps après, dans l’est du pays, des séparatistes soutenus par l’État russe déclarent leur volonté de sécession, ce qui déclenche la guerre du Donbass. Cette guerre a pris une nouvelle tournure en mars dernier lorsque Vladimir Poutine a ordonné l’invasion de l’Ukraine.
La Dre Emily Channell-Justice, directrice du Temerty Contemporary Ukraine Program de l’Université de Harvard a côtoyé des militant-es de la gauche ukrainienne durant Maïdan et a étudié leurs pratiques. Pivot s’est entretenu avec elle pour discuter des réalités de la gauche ukrainienne.
Dans votre livre sur l’auto-organisation populaire en Ukraine, vous parlez de la gauche dans ce pays. Je dois avouer que c’est un sujet dont on entend peu parler ici.
Dre Channell-Justice : Oui, en Ukraine, la gauche est discréditée, car toute association avec la gauche est automatiquement associée au communisme. La gauche en Occident présuppose qu’il n’y a pas de gauche en Ukraine.
Une raison à cela, c’est que la gauche ukrainienne a très peu de visibilité. Elle n’a pas de représentation politique [au parlement]. Elle se fait réduire au silence par d’autres groupes qui parlent plus fort. La gauche n’a donc pas vraiment d’espace pour grandir en dehors de ses propres cercles, ce qui peut donner l’impression qu’elle n’existe pas.
Comment voyez-vous l’évolution ou la croissance des organisations de gauche en Ukraine ? Euromaïdan les a-t-elle aidées à s’organiser et à grandir ?
Dre Channell-Justice : D’une manière générale, je pense que les choses ont empiré pour la gauche après l’Euromaïdan. En partie parce que la réponse à la guerre [du Donbass] a été un grand sujet de division pour les gens.
Un ami, qui a une formation médicale, s’est porté volontaire pour aller au front en tant que secouriste. Il y avait beaucoup de gens qui pensaient que c’était inacceptable pour un militant de gauche de faire ça. Parce qu’il aidait essentiellement l’État. Il aidait le gouvernement ukrainien à mener cette guerre que ces gens de gauche ne sont pas sûrs de soutenir.
Sa position était qu’il ne se battait pas au nom de l’armée ukrainienne. Il sauvait la vie de quelqu’un parce que s’il ne le faisait pas, cette personne allait mourir et ce n’était pas acceptable pour lui. Mais d’autres gauchistes étaient d’avis que cela signifiait qu’il soutenait la guerre.
Il y avait aussi un bataillon anarcho-nationaliste très actif qui est allé combattre. C’étaient des gens qui critiquaient l’État ukrainien lui-même, mais qui estimaient qu’il était important de se battre pour protéger le peuple ukrainien et l’idée de l’Ukraine.
La réponse à la guerre a vraiment divisé la gauche. Une gauche qui était déjà fragmentée à cause des différentes idéologies politiques et par ce pour quoi les gens voulaient ou ne voulaient pas se battre. La gauche est devenue beaucoup plus fragmentée après le début de la guerre parce qu’il y avait beaucoup de désaccords.
Ça, c’était en 2014. Il y a eu un peu de militantisme politique qui s’est fait au cours des huit années suivantes, mais rien de vraiment substantiel. Il y a même eu une diminution du militantisme étudiant, qui était le principal mécanisme du militantisme de gauche. Parce que les gens [qui ont participé à l’Euromaïdan] ont obtenu leur diplôme. Parce que les gens étaient vraiment fatigués après Maïdan.
Je dirais qu’après 2014, il y avait plus de trucs qui se faisaient dans les coulisses. L’année dernière, j’ai renoué avec quelqu’un dont j’avais perdu la trace depuis mes recherches. Il travaille en informatique, qui est une industrie énorme, alors il offrait aussi des sessions de formation et de partage de compétences. Il faisait toujours des choses très motivées par ses convictions de gauche, mais pas sous la forme d’activisme de rue. C’est aussi important à reconnaître.
Aujourd’hui, il y a plusieurs bataillons anti-autoritaires, des groupes de gens qui se battent [contre l’invasion russe]. Il y a une très forte présence gauchiste au front. Il y a aussi une très forte présence de gauche dans l’organisation et la distribution de l’aide humanitaire.
Donc, même s’il n’y a toujours pas de position de gauche unifiée, ce qui a fragmenté la gauche avant, en termes de position anti-guerre, je pense que c’est moins important maintenant. Cette guerre vise à détruire entièrement l’Ukraine, donc tout le monde y participe comme il ou elle le peut. Avoir une position anti-guerre maintenant n’est pas une option.
Cette guerre vise à détruire entièrement l’Ukraine, donc tout le monde y participe comme il ou elle le peut. Avoir une position anti-guerre maintenant n’est pas une option.
Les hommes qui sont en Ukraine, qui n’ont pas le droit de partir et qui ne veulent pas se porter volontaires pour se battre au front, ils distribuent de l’aide humanitaire. Ils organisent des campagnes massives de levée de fonds, d’équipements et de denrées. Ils vont derrière les lignes de front pour distribuer des trucs. C’est incroyable ce qu’ils font. Ils risquent gros.
Encore une fois, c’est ça l’auto-organisation. Ils ont trouvé quelque chose qu’ils peuvent faire et ils le font.
D’après vos conversations avec des militant-es de gauche en Ukraine, quelle est leur vision de la gauche internationale ?
Dre Channell-Justice : Ils vivent beaucoup de frustration, car ils entendent des voix de gauche qui n’ont aucune expérience en Ukraine et qui n’écoutent pas la gauche ukrainienne. Les militant-es ukrainien-nes font tout ce qu’ils et elles peuvent pour écrire, en anglais, pourquoi il est important d’aider l’Ukraine à gagner la guerre par l’envoi d’armes. Les voix de la gauche internationale, qui ont beaucoup plus de pouvoir, ignorent complètement ces choses.
Les militant-es d’Ukraine écrivent, en anglais, des articles expliquant pourquoi la Russie est une puissance coloniale et impériale, puis entendent ces gauchistes américain-es dire : « comment pouvez-vous considérer la Russie comme impérialiste ? » Les militant-es ukrainien-nes de gauche sont simplement ignoré-es. Je pense que c’est vraiment douloureux.
Ces gauchistes ukrainien-nes ont fait beaucoup de travail pour que nous puissions comprendre ce qu’ils et elles demandent, et pourquoi c’est important. Mais les gauchistes en Occident continuent de les ignorer en faveur d’une forme de pacifisme qui est une connerie absolue.
Les gauchistes en Occident continuent de les ignorer en faveur d’une forme de pacifisme qui est une connerie absolue.
Les gauchistes européen-nes et nord-américain-es qui ont effectivement passé du temps en Ukraine et se considèrent comme allié-es de la gauche ukrainienne ont pris de bonnes positions. Ce sont vraiment les gauchistes qui ne savent rien de l’Ukraine qui tiennent ces discours. C’est quand l’idéologie de gauche l’emporte sur la situation réelle. C’est la chose la plus frustrante, parce que ce sont les Ukrainien-nes qui doivent vivre cela. Ce sentiment d’être ignoré et abandonné est vraiment frustrant.
J’ajouterais également autre chose : ce qui est particulièrement frustrant pour la gauche en Ukraine est qu’une grande partie de cette gauche occidentale qui nie le point de vue ukrainien répète comme des perroquets la désinformation venant du Kremlin. Ces gauchistes occidentaux pensent qu’ils ont trouvé des sources médiatiques alternatives, mais ce ne sont que des trucs du Kremlin.
Les militant-es ukrainien-nes ne diront jamais assez qu’il s’agit d’une diffusion intentionnelle de désinformation et que cela provient de la machine d’information du Kremlin. C’est très frustrant pour les Ukrainien-nes qui combattent la désinformation depuis bien avant que l’on commence à parler de ce sujet aux États-Unis. C’est frustrant de voir à quel point cette désinformation a infiltré la gauche en Occident.
Without the State: Self-Organization and Political Activism in Ukraine sera publié au début du mois de décembre aux Presses de l’Université de Toronto.