Faire ce qui doit être fait : auto-organisation populaire en Ukraine

Entrevue avec la Dre Emily Channell-Justice sur l’auto-organisation populaire en Ukraine et son influence sur la résistance à l’invasion russe.

Les intenses manifestations qui ont secoué l’Ukraine fin 2013 et qui ont culminé avec la révolution de février 2014 ont été le théâtre d’expériences d’auto-organisation au sein de la population. Puisant dans les pratiques de militant-es de la gauche ukrainienne, les réseaux populaires de support et d’entraide qui se sont alors développés ont ensuite servi à organiser l’aide aux réfugié-es fuyant la Crimée et l’est de l’Ukraine.

En novembre 2013, un mouvement de protestation éclate contre le gouvernement de Viktor Ianoukovytch en Ukraine. Les manifestations, communément appelées Euromaïdan ou simplement Maïdan, débutent après l’annonce par le président qu’il ne signerait pas l’accord d’association avec l’Union européenne. Le gouvernement répond aux protestations par une répression féroce. Suite à d’importantes manifestations, à l’occupation de la place Maïdan et des émeutes à Kyiv, le président est destitué en février 2014.

La même année, la péninsule de Crimée, dans le sud de l’Ukraine, est annexée par la Russie. Peu de temps après, dans l’est du pays, des séparatistes soutenus par l’État russe déclarent leur volonté de sécession, ce qui déclenche la guerre du Donbass. Cette guerre a pris une nouvelle tournure en mars dernier lorsque Vladimir Poutine a ordonné l’invasion de l’Ukraine.

La Dre Emily Channel-Justice, directrice du Temerty Contemporary Ukraine Program de l’Université de Harvard a côtoyé des militant-es de la gauche ukrainienne durant Maïdan et a étudié leurs pratiques. Son livre, Without the State: Self-Organization and Political Activism in Ukraine (Sans l’État : auto-organisation et militantisme politique en Ukraine), explore comment les événements de Maïdan ont popularisé l’auto-organisation comme forme de résistance. Pivot s’est entretenu avec elle.

En premier lieu, comment définissez-vous l’auto-organisation ?

Dre Channell-Justice : Au plus simple, c’est l’idée que si quelque chose doit être fait et qu’une personne est en mesure de le faire, elle le fait. Point final. C’est ça, l’idée de base. C’était comme cela que les militant-es avec qui j’ai travaillé le voyaient. 

C’est directement lié à l’idée que les gens sont en mesure de réagir aux situations dans lesquelles ils et elles se trouvent. Les compétences sont là pour être partagées, et non considérées comme quelque chose qui nous appartient. Les militant-es avec lesquels j’ai travaillé pointaient du doigt le fondement marxiste de cette idée : de chacun selon ses habiletés à chacun selon ses besoins.

Les militant-es avec lesquels j’ai travaillé pointaient du doigt le fondement marxiste de cette idée : de chacun selon ses habiletés à chacun selon ses besoins.

C’est cette idée que si nous apportons tous et toutes notre contribution, nous allons avoir une société autonome. Nous n’avons pas besoin des institutions gouvernementales parce que nous faisons tout nous-mêmes.

L’auto-organisation découle donc de cette façon très idéaliste et utopique de concevoir comment la société pourrait fonctionner. Dans le livre, je soutiens que cette idée est reprise dans de nombreux contextes différents.

Dans l’introduction de votre livre, vous mentionnez que durant l’Euromaïdan, les militant-es de gauche faisaient face à beaucoup d’hostilité. Pourquoi ?

Dre Channell-Justice : Premièrement, en Ukraine, toute association avec la gauche est automatiquement associée au communisme. Dès que vous commencez à introduire des idées de gauche, vous perdez tout le pouvoir politique que vous aviez, parce qu’il y a une association avec l’expérience du communisme. Il est très facile d’être décrédibilisé.

C’est en partie parce que l’Ukraine lutte toujours pour construire un pays indépendant et souverain. C’est important pour certaines personnes qu’il y ait un récit unique de ce que cela signifie être Ukrainien, ou de ce que l’idéologie politique de ce pays devrait être. Il y a donc un récit dominant qui est très antisoviétique et tout ce qui est à gauche y est associé.

Lors d’une conférence sur la gauche durant Maïdan, Andriy Movchan, un journaliste basé en Espagne, a dit qu’Euromaïdan était avant tout un mouvement de dé-communisation, ou anticommuniste. Il s’agissait de séparer l’Ukraine de cette expérience soviétique.

Il n’y a donc pas de place pour discuter d’idées venant de la gauche, même si cette gauche n’est pas associée au communisme soviétique. Il y a donc cette tension, où les militant-es de gauche savent qu’ils et elles vont être marginalisé-es, mais savent aussi à quel point ce mouvement de protestation est important et ne veulent pas rester à l’écart.

Ainsi, au tout début des manifestations, ils et elles arrivent avec des slogans et des bannières agressivement gauchistes, des drapeaux rouges, des trucs comme ça.

Ce dont je parle dans le livre, c’est comment ils et elles trouvent un espace en essayant différentes choses. Ainsi, au tout début des manifestations, ils et elles arrivent avec des slogans et des bannières agressivement gauchistes, des drapeaux rouges, des trucs comme ça. C’est à ce moment qu’ils et elles font face à de la violence.

Je ne suis pas sûr que « neutre » soit le bon mot, mais par la suite, ces personnes commencent à utiliser un langage plus « neutre ». Les militant-es arrêtent de dire des choses ouvertement socialistes. En passant, je dois préciser qu’ils et elles revendiquent des choses comme la gratuité du transport en commun, la gratuité de l’éducation supérieure ou la fin de l’influence des oligarques sur le gouvernement. Ce ne sont pas du tout des revendications communistes !

Ils et elles réussissent donc à trouver des façons de s’impliquer en retirant une partie de l’idéologie politique de leur langage et en disant des choses comme « nous sommes contre l’État policier ». Ils font d’ailleurs tomber une banderole géante avec ce slogan en plein milieu des manifestations. Cette banderole est ensuite emportée à la mairie et cela devient un slogan durant les manifestations.

J’étais là quand cette banderole a été faite. C’est une banderole de gauche ! Ce sont les mêmes personnes qui se faisaient tabasser et asperger de poivre de cayenne [par d’autres manifestants] trois semaines plus tôt pour avoir dit « solidarité avec les travailleurs et non avec les patrons ».

Les militant-es de gauche trouvent des façons de s’impliquer et c’est incroyable de voir comment leur rhétorique est reprise. Les positions qui viennent de la gauche résonnent chez les manifestant-es, tant que ceux et celles-ci ne savent pas de qui elles viennent.

Pouvez-vous nous donner des exemples d’auto-organisation ?

Dre Channell-Justice : Il y a eu Euromaïdan SOS, par exemple, qui a organisé une ligne d’assistance téléphonique pour aider les familles à retrouver des personnes lorsqu’on ne savait pas ce qui leur était arrivé ou lorsqu’une personne avait été arrêtée et avait besoin d’une aide juridique.

Au départ, c’était simplement un groupe de personnes qui travaillaient ensemble pour une ONG qui faisait de l’éducation sur l’Holocauste pour les adolescent-es. Ils allaient dans les écoles et parlaient d’histoire et de mémoire. Ensuite, ils ont créé cette ligne d’assistance téléphonique et ont commencé à parler aux gens des ressources d’aide juridique disponibles. 

L’aide juridique aussi était auto-organisée. Il s’agissait de bénévoles qui avaient une expertise et pouvaient aider à faire sortir les gens de prison. Ainsi s’est formé un réseau d’initiatives auto-organisées qui se soutenaient les unes les autres.

Krym SOS (Crimée SOS) a débuté de la même manière. Ce groupe aidait à évacuer les gens de la Crimée. Krym SOS a beaucoup grandi et est devenu une ONG plus substantielle qui existe toujours.

Ce qui est intéressant, c’est que beaucoup de ces initiatives disparaissent dès qu’elles n’étaient plus nécessaires. Une initiative dont je parle dans le livre s’appelle Varto u Likarni, ce que je traduis par « les gardiens d’hôpitaux ». En gros, en janvier, lorsque les manifestations sont devenues violentes, la police suivait les gens. Elle suivait les ambulances jusqu’aux hôpitaux et arrêtait les gens, elle leur soutirait des aveux, les battait. Donc, les militant-es avec qui je travaillais ont créé ce réseau pour protéger les gens et empêcher qu’ils et elles soient arrêté-es. Ils ont aussi organisé des lignes téléphoniques pour informer les gens. Dès que les manifestations ont pris fin, dès que la violence a cessé, cela n’était plus nécessaire et donc, cela a tout simplement disparu.

Je ne sais pas si je peux affirmer avec certitude que l’auto-organisation se caractérise par le fait qu’une fois qu’elle n’est plus nécessaire, elle disparaît. Mais c’était très courant dans ce mouvement de protestation. Il y a eu beaucoup d’initiatives comme ça, qui ont été mises sur pied très rapidement parce qu’il y avait un besoin et parce que les compétences étaient là pour le faire. Lorsque ce besoin n’est plus là, les gens font autre chose.

Comment expliquez-vous que ces pratiques d’auto-organisation se soient popularisées et généralisées ?

Dre Channell-Justice : Au tout début, fin novembre 2013, il y avait une présence importante des partis politiques dans les manifestations. Il y a eu des événements auxquels j’ai assisté, où tous les intervenants sur scène étaient des représentants politiques.

Fin novembre, les étudiant-es se font battre et arrêter sur la place [Maïdan]. Ces représentants politiques continuent d’essayer de négocier une forme de trêve avec les partis au pouvoir et cela leur fait perdre beaucoup de crédibilité.

Après, ces partis se sont fait huer. Cela s’est d’abord produit à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine. Mais je l’ai vu aussi [à Kyiv]. Je suis allée à une manifestation étudiante devant le ministère de l’Éducation et des gars du parti [de droite nationaliste] Svoboda (Liberté) ont essayé d’en prendre le contrôle. Ils se sont fait chahuter ! Les réactions étaient très vives !

Cela prend cette perte de crédibilité, je pense, pour que l’auto-organisation puisse s’installer. Cela devient une façon de légitimer la participation populaire. « Nous ne sommes pas liés aux partis politiques, nous sommes auto-organisés et donc nous ne sommes redevables à personne. Nous n’allons pas faire de compromis. »

C’était un élément important de la diffusion de cette auto-organisation. Il n’y avait aucune foi envers les partis politiques. Évidemment, les gens avaient une préférence pour certains partis. Mais ceux-ci n’allaient pas faire le travail pour nous. « Ils doivent arriver à un accord et s’entendre avec le gouvernement et nous ne voulons pas d’accord, nous ne voulons pas quitter la place ! »

Je pense que c’est la perte de légitimité des partis politiques, jumelé aux succès d’initiatives d’auto-organisation, qui font que cela se répand.

Je pense que c’est la perte de légitimité des partis politiques, jumelé aux succès d’initiatives d’auto-organisation, qui font que cela se répand. S’il n’y avait pas eu cette perte de légitimité des partis politiques, je pense que les manifestations auraient pris une autre tournure.

Qu’est-il arrivé aux personnes derrière ces initiatives après l’Euromaïdan ?

Dre Channell-Justice : Les bataillons de volontaires qui se sont organisés et qui étaient plus enclins à l’action militaire sont allés au front pour combattre lorsque la guerre [au Donbass, en 2014] a commencé. Je dirais que c’étaient des bataillons auto-organisés, mais maintenant évidemment, ils ont une forme très différente. Ils ont été intégrés aux forces armées ukrainiennes, en tant qu’unités de défense territoriale.

En ce qui concerne les initiatives qui existaient pendant Maïdan, même si la plupart d’entre elles n’existent plus, les gens qui ont fait ces choses se sont regroupés en organisations de la société civile.

Par exemple, il y a le Comité d’action anti-corruption qui est formé de personnes qui militaient durant Euromaïdan. Elles ne travaillaient pas sur la lutte à la corruption pendant Maïdan, elles étaient sur la place. Par la suite, elles profitent de cet élan et se disent, « OK, on veut des réformes, on veut lutter contre la corruption », alors elles forment une organisation.

La résistance populaire à l’invasion russe et la participation massive à la défense du pays sont-elles liées à cette expérience d’auto-organisation ?

Dre Channell-Justice : Absolument. Par exemple, en 2014, lorsque la guerre [au Donbass] a commencé, les gens collectaient des fonds. Ils achetaient du matériel pour les bataillons afin qu’ils aient ce dont ils avaient besoin. C’était en partie parce que l’armée ukrainienne était en ruine et n’avait rien. Ce que nous avons vu en 2022 est une intensification de ces activités. Nous savions déjà que nous pouvions le faire, alors nous l’avons refait à plus grande échelle.

En termes de réponse humanitaire, je pense absolument que c’est la même chose. En 2014, lorsque la guerre a commencé, c’est principalement une réponse civile qui a aidé à évacuer les réfugié-es de la Crimée et de l’est de l’Ukraine. Ce que l’on voit, c’est une très grande réponse populaire pour aider les personnes déplacées, pour rassembler des ressources pour ces gens.

Je crois que c’est à cause de cette idée que l’auto-organisation est la meilleure réponse, que c’est la principale chose que nous pouvons faire pour aider. Nous savons que nous pouvons le faire, et notre motivation est d’autant plus forte que c’est pour notre droit à l’existence que nous nous battons. Je ne sais pas ce que nous verrions maintenant, si ces manifestations n’avaient pas eu lieu en 2014, où l’auto-organisation a été la force motrice et a connu un tel succès.

Que nous disent ces pratiques d’auto-organisation sur ce qu’on peut attendre après la guerre avec la Russie ? Cela aura-t-il un impact sur la façon dont la politique sera menée ?

Dre Channell-Justice : Oui, je le pense vraiment. Je pense que la première chose est que les Ukrainien-nes tiendront responsables les dirigeants politiques. À l’heure actuelle, le président Volodymyr Zelensky est probablement la personnalité politique la plus populaire au monde. Cependant, dès qu’il fera quelque chose avec lequel la grande majorité des gens ne seront pas d’accord, il devra rendre des comptes. Les gens éliront quelqu’un d’autre. Je suis sûr qu’il le sait.

Une chose dont on parle beaucoup, c’est la façon dont les gens s’appuient sur les réseaux de confiance. Donc, je connais cette personne et je sais qu’elle peut vous distribuer cette chose. Il y a beaucoup de ces réseaux qui ont été construits. Ils continueront après la guerre. Quelle que soit la reconstruction, ces réseaux seront importants pour les gens.

Je ne sais pas exactement comment l’auto-organisation définira l’après-guerre, mais je suis sûre qu’elle la définira. Je soutiens dans le livre que l’auto-organisation a défini les relations entre les citoye-nes et l’État après Maïdan. Je pense que cette tendance ne fera que se renforcer.

De quelle façon Maïdan a-t-elle affecté cette relation entre les citoyen-nes et l’État ?

Dre Channell-Justice : Tout d’abord, cela change l’idée que les représentants de l’État sont en quelque sorte sacrés ou intouchables. Il y a toujours cette menace qui plane : si vous faites quelque chose que nous n’aimons pas, nous allons vous chasser.

En 2014, en particulier lorsque le conflit [au Donbass] a commencé, le gouvernement essayait de comprendre comment mener cette guerre, sans ressources et avec une armée dans un chaos absolu. Il ne pouvait pas faire face à 1,5 millions de personnes déplacées. Il ne pouvait tout simplement pas s’en occuper, alors des gens ordinaires s’en sont occupés.

Le gouvernement ukrainien n’avait pas de politique concernant les personnes déplacées lorsque cette guerre a commencé en 2014. Il n’en avait tout simplement pas. L’une des raisons est que les gens sont tellement intervenus que le gouvernement n’a jamais été tenu responsable de ne pas en avoir.

Les gens ordinaires ont non seulement aidé, abrité, trouvé du logement et de la nourriture pour les déplacé-es, mais ces gens ont aussi créé le système d’enregistrement que le gouvernement a pris en charge par la suite. Ce système, c’étaient des gens ordinaires qui posaient une série de questions aux déplacé-es parce que personne au gouvernement n’avait la capacité de s’en occuper.

C’était cette idée qu’il y avait un besoin. Et que si nous n’agissons pas… Nous ne pouvons pas ne pas le faire. Les gens n’avaient pas besoin de reconnaissance pour faire ce genre de choses. Ces pratiques étaient absolument liées à cette idée née dans les manifestations, que si cela doit être fait et que je peux le faire, je dois le faire.

Ces pratiques étaient absolument liées à cette idée née dans les manifestations, que si cela doit être fait et que je peux le faire, je dois le faire.

Certains universitaires diraient qu’il s’agit d’un État faible parce que le gouvernement n’a pas le contrôle sur des choses qu’il devrait contrôler. Personnellement, je pense que [l’auto-organisation] fait partie de demander des comptes à l’État. En tant que civil-e et citoyen-ne, vous avez décidé que le gouvernement ne pouvait pas gérer cela, vous acceptez cela et en fait, vous n’avez pas besoin du gouvernement, vous pouvez faire mieux en le faisant vous-même.

Cela permet au gouvernement de se concentrer sur les choses qu’il doit faire, comme la réforme judiciaire, la fin du pouvoir des oligarques ou l’intégration de l’Ukraine dans l’Union européenne.

Nous voyons la même chose maintenant. Le président Zelensky et son équipe plaident pour l’Ukraine sur la scène mondiale. Les gens ordinaires font ce qu’ils peuvent pour répondre aux besoins, donnant à Zelensky et à son équipe l’espace nécessaire pour faire ce qu’il faut pour obtenir des [lance-roquettes] HIMARS pour l’Ukraine.

Without the State: Self-Organization and Political Activism in Ukraine sera publié au début du mois de décembre aux Presses de l’Université de Toronto.

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