Les psychologues cognitivistes individualisent la souffrance au travail. Pour éviter cet angle mort, les journalistes doivent faire intervenir d’autres types d’expert·es pour parler de santé mentale.
Depuis quelques mois, le thème de la santé mentale, notamment au travail, s’est imposé avec force dans le discours public. Des témoignages de vedettes sportives en difficulté, comme ceux de Carey Price ou de Jonathan Drouin, ont permis dans les dernières années de déstigmatiser un malaise généralisé face à la valeur de la performance à outrance dans nos sociétés.
Cette attention à la souffrance psychologique est une avancée considérable quand on la compare à une époque pas si lointaine où les travailleur·euses devaient apprendre à cacher leurs émotions pour ne pas paraître faible ou trop émotif aux yeux de leurs supérieurs.
Cette nouvelle tendance ne se fait toutefois pas sans raccourci idéologique.
L’un des problèmes les plus importants concernant cette nouvelle attention à la santé mentale dans les médias est l’omniprésence du recours aux psychologues en tant qu’expert·es. Lorsque des journalistes écrivent des articles sur le thème du burnout (surmenage), de la dépression ou du suicide, ils et elles s’adressent presque systématiquement à des psychologues utilisant l’approche « cognitiviste comportementale », fortement individualiste. Coincés dans l’orthodoxie de leur champ de recherche, ces psychologues proposent souvent une version réductrice du concept de santé mentale.
Mais où est le contexte?
En effet, la plupart des psychologues cognitivistes intervenant sur le thème de la santé mentale ne prennent pas en compte le contexte ou le milieu social affectant la santé physique et mentale. Ils et elles individualisent les travailleur·euses en détresse comme si ces dernier·es étaient responsables de leur problème ou de leur souffrance.
Il n’y a pas de malheur, il n’y a que des malheureux·ses et leur souffrance leur appartient.
La plupart du temps, les psychologues et les médecins vont d’ailleurs se contenter de recommander des médicaments permettant aux gens de se « réadapter » à leur milieu, sans questionner la toxicité même de leur environnement. Les médicaments ne sont pas mauvais en eux-mêmes, mais ils sont ici souvent insuffisants.
La théorie de la « pleine conscience », notamment, est révélatrice de l’idéologie des psychologues cognitivistes face à la montée de la souffrance au travail. Un·e travailleur·euse souffre des réorganisations sur son lieu de travail, il ou elle souffre du harcèlement de ses supérieurs ou encore des cadences infernales imposées par les outils algorithmiques? Eh bien, la solution à ces problèmes est d’apprendre à « gérer son stress » en adoptant des bonnes habitudes de vie, par exemple en effectuant chaque jour une courte séance de méditation sur une application payante, ou encore en utilisant la « méthode de Jacobson » qui consiste à se masser les mains ou les pieds.
Changer son milieu par la mobilisation collective? Chercher à augmenter son pouvoir d’agir? Mauvaise idée. Vaut mieux apprendre à « être présent » et à s’éveiller à nos sens quinze minutes par jour, pour ensuite… retourner au travail et souffrir à nouveau.
La théorie de la pleine conscience se transforme ici en version néolibérale du bouddhisme. Cette théorie dépolitise complètement cette religion et n’y retient que le fait que le ou la travailleur·euse doit accepter sa place dans le cosmos de l’entreprise moderne.
Le capitalisme, se demandent les psychologues? Mais cela a toujours existé! L’organisation scientifique du travail? Voilà un processus naturel! La productivité et les actionnaires avant tout? Aucun problème!
Changer son milieu par la mobilisation collective? Mauvaise idée. Vaut mieux retourner au travail et souffrir à nouveau.
Les psychologues cognitivistes se voilent ainsi les yeux face à des questions qu’ils et elles sont incapables de mettre en perspective.
Le développement personnel : encore pire
La psychologie cognitive atteint d’ailleurs son point le plus déplorable lorsqu’elle se lie à la littérature sur le développement personnel.
Le développement personnel traite les individus comme des êtres imparfaits qui doivent s’optimiser pour acquérir constamment de nouvelles compétences. Les gens manqueraient de littératie sur le bonheur ou sur les finances et il serait de leur responsabilité de s’informer de manière individuelle sur le sujet. La critique du système se mute ici en critique de l’inadaptation des individus face aux transformations du système.
La sociologue Eva Illouz, dans son livre Happycratie, avait déjà en ce sens décrit le développement personnel comme une technique de « privatisation de la souffrance sociale ». Il n’y a pas de malheur, il n’y a que des malheureux·ses et leur souffrance leur appartient.
Cette critique n’est pas nouvelle : dès 1943, le philosophe des sciences Georges Canguilhem, dans sa célèbre thèse Le normal et le pathologique, avait critiqué cette propension de la médecine à s’attarder uniquement aux symptômes et non aux causes de la souffrance. « C’est bien artificiellement qu’on disperse la maladie en symptômes. Qu’est-ce qu’un symptôme sans un contexte ou un arrière-plan? Qu’est-ce qu’une complication, séparément de ce qu’elle complique? », écrivait-il. Des phrases qu’on gagnerait à lire et relire.
Il faudrait faire intervenir des approches psychologiques alternatives, mais aussi citer des expert·es se situant à l’extérieur de la psychologie.
Bien sûr, la médecine et la psychologie ont énormément évolué depuis le milieu du 20e siècle. Il serait trop simple de considérer ces sciences comme des blocs monolithiques. Aujourd’hui, de multiples écoles alternatives existent concernant la souffrance au travail, et la psychodynamique du travail (qui puise dans la psychanalyse) n’est qu’un exemple.
Ces écoles interdisciplinaires sont extrêmement pertinentes, mais elles restent largement contenues au sein de la sphère académique ultra spécialisée. Sur le thème de la santé mentale, les psychologues cognitivistes restent les plus cité·es dans les médias et les approches alternatives sont rarement utilisées – vous rappelez vous avoir lu un psychanalyste dernièrement dans un article d’actualité?
Le mot clé est ici la diversité des sources. Je pense que les journalistes doivent absolument varier leurs sources s’ils et elles veulent éviter d’individualiser la souffrance au travail comme le fait la psychologie cognitive. Cela veut dire qu’il faudrait faire intervenir des approches psychologiques alternatives pour parler de santé mentale, mais aussi citer des expert·es se situant à l’extérieur de la psychologie, notamment en sociologue clinique, en philosophie de la médecine ou encore en communication de la santé.
Il en va de soi pour ne pas perdre de vue ce surgissement de la souffrance dans l’espace public.
DEUX LECTURES ESSENTIELLES
Romain Huët, De si violentes fatigues : les devenirs politiques de l’épuisement quotidien, PUF, 2021
Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie : comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Premier Parallèle, 2018
QUELQUES RESSOURCES ALTERNATIVES
Centre de recherche sur la communication et la santé de l’UQAM, ComSanté
Groupe de recherche sur le travail, l’interculturalité et les processus démocratiques, TIP
Réseau international de sociologie clinique, RISC
La collection « Questions de soin » dirigée par la philosophe Claire Marin, aux Presses universitaires de France