Ne perdons jamais de vue que la mainmise des puissants sur les grands médias constitue une menace pernicieuse à l’indépendance journalistique.
Les lecteur·trices régulier·es de cette chronique savent déjà que les questions de l’indépendance journalistique et de ce que Noam Chomsky a appelé « la fabrique du consentement » me touchent particulièrement.
C’est donc avec un plaisir indigné que j’ai écouté la plus récente chronique que tient mon ami le cinéaste Jules Falardeau à l’antenne de CJMD, une radio communautaire de Lévis. Dès le départ, j’ai la puce à l’oreille – le sujet me semble familier, d’autant qu’il évoque un enjeu qui m’est fort cher : l’indépendance journalistique et l’instrumentalisation des journalistes par les puissants.
Puis, dès la fin de la première minute, je reconnais la source qui sert de base à la chronique radio : un article du journal Fakir, média indépendant français fondé et dirigé par le journaliste, essayiste et collaborateur régulier du vénérable Monde diplomatiqueFrançois Ruffin. Jules m’avait envoyé l’article deux mois auparavant. Et pour une raison quelconque, je n’en avais rien fait au-delà de la lecture.
(Mes excuses, mon ami.)
Le titre : « Moi, journaliste fantôme au service des lobbies ». L’auteur, Julien Fomenta, raconte avec énormément de contrition ses six années comme pigiste pour une obscure agence de presse qui relayait son travail sur de nombreuses plateformes médiatiques, où ses articles paraissaient sous des signatures différentes et souvent largement modifiés.
Déjà, dans les commandes initiales, on lui demandait d’orienter les angles de ses textes vers des intérêts particuliers – ceux des clients, évidemment.
Fomenta a finalement pris la mesure de ce larbinisme forcé, causé par sa condition de pigiste précaire dans un monde où les médias d’information, surtout indépendants, croulent sous le poids du sous-financement pendant que les agences de propagande relations publiques roulent sur l’or des puissants.
II a démissionné et condamné l’agence et ses pratiques, au prix de devoir quémander le règlement de sa dernière facture.
On lui demandait d’orienter les angles de ses textes vers des intérêts particuliers – ceux des clients.
Cette pratique est-elle anecdotique? On peut supposer que non, surtout lorsqu’on se rappelle l’opération Mockingbird, une action d’infiltration de la CIA dans les grands médias américains pour influencer l’opinion publique en faveur des politiques impérialistes du pays.
Elle fut mise en lumière en 1976, par la commission Church, dont le rapport fut largement cité par le légendaire journaliste Carl Bernstein dans son article « The CIA and the Media » pour le magazine Rolling Stone (aujourd’hui rompu au salissage de dissidents anti-guerre tels que Roger Waters).
Vous me direz que Mockingbird est une fake news reprise largement par QAnon – mais ça ne la rend pas moins vraie et ça montre plutôt à quel point la critique des grands médias et la mise en lumière des structures de pouvoir anti-démocratiques ont été mises à mal par ces charlatans qui les récupèrent.
Consentement fabriqué?
Aujourd’hui, nous prépare-t-on à accepter un coup d’État fomenté de l’extérieur sur le dos d’une révolte intérieure par ailleurs légitime?
C’est la question que je me suis posée cette semaine au sujet de l’Iran, en voyant la couverture du dernier Paris Match – propriété majoritaire du milliardaire et bailleur de fonds de l’extrême droite française Vincent Bolloré (le patron de Mathieu Bock-Côté depuis que ce dernier sévit à CNews, le Fox News français).
Paris Match proposait un grand entretien avec Farah Pahlavi, veuve du dernier dictateur iranien et shah d’Iran, Mohammad Reza Pahlavi.
Se mettra-t-on à voir surgir périodiquement de tels articles, qui pourraient présager un éventuel coup d’État en nous présentant avantageusement le successeur choisi?
Pour rappel, un président iranien socialiste, laïc et démocratiquement élu, Mohammad Mossadegh, avait été renversé en 1953 par un coup fomenté par les États-Unis et la Grande-Bretagne – ou, pourrait-on dire, par l’alliance des grandes pétrolières, puisque Mossadegh venait de nationaliser le pétrole dans le pays.
Il fut remplacé par ceux-là mêmes qu’il venait d’évincer : les Pahlavi, famille royale iranienne dont le souverain détient le titre de « shah ». S’en est suivi, pendant plus de 25 ans, une répression sans précédent de la dissidence et le retour des grandes pétrolières américano-britanniques qui ont ainsi repris leur pillage ordinaire des ressources du pays.
Et en 1979, gonflés à bloc par la grogne populaire, les ayatollahs ont finalement mené une « révolution islamique » qui a fini par apporter une couche supplémentaire de répression pour les dissident·es iranien·nes, en plus de devenir la genèse de la sanglante guerre entre l’Iran et l’Irak dans les années 1980.
Les États-Unis y soutenaient d’ailleurs de manière indéfectible un certain… Saddam Hussein, président irakien qu’ils allaient renverser 25 ans plus tard. Ce conflit fut une des dernières guerres par procuration entre les États-Unis et l’Union soviétique qui, elle, soutenait l’Iran.
Nos médias sont soumis à cette fumisterie qu’est « l’interventionnisme humanitaire », un genre de militarisme raffiné dans les usines de fabrication du consentement
Et maintenant qu’un mouvement populaire de révolte, cette fois-ci mené courageusement par des femmes au péril de leur vie, émerge dans la société civile iranienne, se mettra-t-on à voir surgir périodiquement de tels articles, qui pourraient présager un éventuel coup d’État fomenté de l’extérieur en nous présentant avantageusement le successeur choisi?
Ah, et en passant, les autres propriétaires de Paris Match sont le groupe Lagardère (un autre grand influenceur de la politique étrangère néo-colonialiste de la France) et… le gouvernement du Qatar, ennemi juré de l’Iran.
Le problème des grands médias
On ne peut comprendre la dynamique de pouvoir des grands médias sans s’intéresser à ceux qui les possèdent.
Et le paysage médiatique québécois n’est pas immunisé contre ce virus qui se répand partout dans le monde et qui infecte notre capacité collective à formuler une critique solide de nos institutions.
En ce qui concerne le Québec et le Canada, on n’y a pas connaissance d’un vaste complot du Service du renseignement de sécurité (SCRS) pour infiltrer nos grands médias.
Mais ceux-ci demeurent cependant soumis à la « dictature des experts » de chaires de recherches mettant de l’avant un point de vue largement conforme aux diktats pro-Occident et pro-Israël, partisans de cette fumisterie qu’est « l’interventionnisme humanitaire », un genre de militarisme raffiné dans les usines de fabrication du consentement.
Et ces jours-ci, entre l’Ukraine et l’Iran, on nous vend non pas une seule, mais plusieurs guerres.