Afin de faire dévier les vrais problèmes vers de fausses solutions, les classes dominantes ont tendance à fabriquer des hommes de paille. On pense bien entendu aux juif·ves, aux communistes et aux islamistes : autant d’épouvantails qui ont coloré la trajectoire de l’idéologie dominante et de sa propagande.
Les progressistes ont donc parfaitement raison de critiquer les enflures « antiwokes » de la droite réactionnaire. Ils sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à le faire. Ce qui est déplorable, c’est que nombre d’entre elles et eux contribuent également, au nom des justes causes féministe et antiraciste, au spectacle tragi-comique qu’ils prétendent pourtant dénoncer.
Avec l’élégance d’un épouvantail mouillé
Dans son dernier ouvrage, Panique à l’université : rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires (publié aux éditions Lux), le politologue anarchiste Francis Dupuis-Déri mobilise le concept de « panique morale » pour analyser la propagande « antiwoke ».
Ce concept, qui fera école, est du sociologue Stanley Cohen. Il tire ses origines d’une étude des bagarres de rue des années 1960 à Londres. Ces dernières opposaient les « rockers » aux « mods », un phénomène marginal qui a pourtant pris une grande place dans les médias, alimentant ainsi la peur au sein de la population.
Selon Dupuis-Déri et plusieurs de ses collègues, les dernières polémiques universitaires incarneraient un « cas exemplaire » de cette panique morale, soit un « phénomène que les médias provoquent par une couverture exagérée et outrancière de quelques événements impliquant des jeunes marginaux transgressant les bonnes mœurs ».
Dupuis-Déri démontre de manière effectivement convaincante qu’il ne s’est passé, concernant la liberté académique, « presque rien ». Les cas de censure dans les universités québécoises et américaines, surtout si on les compare à ceux qui proviennent de la droite réactionnaire, ne sont pas significatifs – du moins en matière de quantité.
Typique du discours progressiste sur le « wokisme », cet argument de la panique morale charrie toutefois quelques faiblesses.
Snooze
D’entrée de jeu, Dupuis-Déri parle ainsi du « wokisme » : « Plutôt que de voir l’éveil des consciences comme une avancée scientifique, les polémistes l’ont transformé en épouvantail pour exciter l’opinion publique, identifiant l’antiracisme à un grave problème social et politique, dans les universités et la société en général ».
Ainsi entendu, on se demande bien qui aurait l’envie de critiquer le phénomène. Cette définition coince l’analyse, l’enferme dans un concept clos. Mis à part la réaction, qui donc pourrait s’opposer à un tel « éveil des consciences »? Autant s’opposer à la vérité, à l’amour et à l’amitié, voire, pourquoi pas, à l’orgasme, au plaisir et au chocolat belge.
Alors que le « wokisme » n’incarne qu’une des possibles déclinaisons de l’antiracisme et du féminisme, Dupuis-Déri l’identifie ainsi totalement à cet « éveil des consciences ». Ce faisant, le politologue travaille dans le même sens que la droite : il subordonne des luttes sociales et subversives à cet inoffensif progressisme « woke ».
Mis à part la réaction, qui donc pourrait s’opposer à un tel « éveil des consciences »? Autant s’opposer à la vérité, à l’amour et à l’amitié, voire, pourquoi pas, à l’orgasme, au plaisir et au chocolat belge.
La marginalité
Après, on se demande en quoi ces polémiques universitaires « impliquent les jeunes marginaux », tel que le veut le concept de panique morale. À moins de confondre les couloirs des universités avec les ruelles du Centre-Sud de Montréal, les unités de recherche académiques et leurs sujets d’étude, force est d’admettre que ces polémiques n’impliquent jamais la marge.
À notre connaissance, aucun membre du gratin anglais des années soixante n’a affirmé que les bagarres étudiées par Cohen étaient la manifestation d’une « avancée scientifique » ou d’un « éveil des consciences ». Contrairement aux « wokes », les « rockers » n’étaient pas défendus par des recteurs ou des chroniqueurs, pas plus que les « mods » n’entretenaient des amitiés à la tête de l’État ou de l’industrie culturelle.
À moins de confondre les couloirs des universités avec les ruelles du Centre-Sud de Montréal, force est d’admettre que ces polémiques n’impliquent jamais la marge.
En réalité, contrairement aux déclinaisons radicales de l’anticolonialisme, du féminisme et de l’antiracisme, le « wokisme » n’est absolument pas une « menace » pour le statu quo. Cette gauche postmoderne, identitaire et libérale est parfaitement soluble dans l’idéologie capitaliste.
Ce n’est pas pour rien qu’une part importante du grand capital la défend. Ce ne sont pas uniquement des ateliers d’extrême gauche qui invitent les « blancs » à « checker leurs privilèges », mais le magazine Châtelaine et les ressources humaines de nombreuses multinationales.
Ce n’est pas un collectif décolonial qui affirme que « [c]e n’est pas à moi de dire à un Canadien racialisé qu’il ne devrait pas rendre les autres mal à l’aise par ses propos », mais le premier ministre du Canada. Et ce ne sont pas des militants du black bloc qui ont brûlé, jeté et enterré 5000 livres prétendument « racistes », mais bien un conseil scolaire ontarien dirigé par une proche du Parti libéral du Canada.
Quelque chose comme un grand presque rien
Le « presque rien » des polémiques universitaires identifiées par Dupuis-Déri s’ajoute ainsi au « presque rien » des mouvements sociaux, d’une partie des médias, des formations « wokes » en entreprise, qui s’ajoutent ensuite au « presque rien » des maisons d’édition, de séries Netflix, de Facebook, de Disney, de la mode, de l’art, de la musique…
En fin de livre, Dupuis-Déri s’appuie sur les propos d’Émilie Nicolas. Cette chroniqueuse duDevoir et du Montreal Gazette (des journaux marginaux) et récipiendaire du (non moins marginal) Prix du Gouverneur général affirme que l’« immense majorité » des enseignants s’est plutôt bien adaptée aux « changements sociaux » survenus sur les campus.
Après quelques centaines de pages à se faire dire qu’il ne se passait « presque rien » dans les universités, on découvre finalement qu’il existait peut-être, comme en creux, « quelque chose ».
Le « presque rien » des polémiques universitaires identifiées par Dupuis-Déri s’ajoute ainsi au « presque rien » des mouvements sociaux, d’une partie des médias, des formations « wokes » en entreprise…
Ce « quelque chose » serait toutefois au-dessus de la critique. Selon Dupuis-Déri, les « antiwokes » de gauche comme de droite (ce qui inclut pas mal de monde) se borneraient à « défendre les intérêts des hommes blancs ». Cet argument parfaitement circulaire, qui transforme automatiquement la critique en confirmation de la théorie, n’est pas seulement tout aussi agaçant que répandu, il est politiquement désastreux.
En tenant un tel discours, ces progressistes attestent que la réaction défendrait réellement les « blancs » – ou encore la majorité, la nation, le peuple, voire les travailleurs et les travailleuses – alors qu’elle protège en fait les intérêts de la classe dominante.
Les éveilleurs de consciences sont à moitié endormis : en considérant leurs idées comme un « éveil » avéré, ils enrayent la critique; en s’identifiant à la marge, ils refusent de voir que leur idéologie est partagée par une partie de la hiérarchie; et en attaquant la réaction tout en partageant ses prémisses, ils ne font que l’alimenter.
La boucle est ainsi bouclée. Et elle prend la forme d’un nœud que l’on se passe autour du cou.