Femmes trans incarcérées : réponse scientifique à une controverse fabriquée
Un article de Tristan Péloquin paru dans La Presse le 1er octobre présente une soi-disant controverse concernant la possibilité de transférer certaines femmes trans incarcérées à des établissements pour… femmes. Quelle idée! Mettre des femmes avec des femmes!
Quelle ne fut pas ma surprise de constater que la majorité de l’article était consacré à relater des anecdotes sensationnalistes afin d’appuyer des stéréotypes sans fondements scientifiques. En effet, en racontant les trajectoires de trois femmes trans ayant des antécédents notamment en violence sexuelle, on y reproduit une rhétorique de la femme trans violente qui poserait un danger pour ses co-détenues cis (non-trans).
Une panique morale
De tels stéréotypes relèvent des mouvances militantes « critiques du genre » (gender critical) ou encore « féministes radicales trans-exclusives » (trans-exclusionary radical feminist, ou TERF). Ces militantes se basent sur des anecdotes et de la pseudo-science afin de véhiculer une idéologie transphobe au nom de la protection des femmes cis : par exemple en affirmant que des hommes pourraient se déguiser en femmes afin d’accéder à des espaces non mixtes pour violer des femmes. Il s’agit d’histoires de peur sans fondements empiriques.
Les propos de Heather Mason, une ex-détenue cis impliquée dans une coalition « critique du genre », forment la trame de l’article. En se basant sur quelques entrevues avec des femmes cis ayant côtoyé certaines femmes trans en prison, celle-ci affirme que la moitié des femmes trans ont des antécédents de délinquance sexuelle.
Il s’agit d’histoires de peur sans fondements empiriques.
D’abord, sa méthodologie n’a rien de scientifique. De plus, des données relatées dans l’article montrent que peu de demandes de transfert pour motif d’identité de genre sont faites au niveau fédéral (57) et encore moins sont accordées (douze en cinq ans).
Double peine pour les femmes trans incarcérées
Si l’on suit la logique de Mason, les femmes trans ayant des antécédents de délinquance sexuelle auraient dû être maintenues en prisons pour hommes. Mais qu’en serait-il des femmes cis ayant commis ces mêmes actes? Devraient-elles aussi être transférées en établissements pour hommes?
Mason s’inquiéterait probablement qu’elles subissent des violences sexuelles à leur tour. Cette même inquiétude est reconnue par le Bureau de l’enquêteur correctionnel en ce qui concerne les femmes trans détenues en prisons pour hommes, d’où le recours à l’isolement préventif. Il s’agit d’une sorte de prison dans la prison, décriée par divers tribunaux canadiens comme relevant d’un traitement cruel et inusité contraire à la Charte canadienne des droits et libertés.
En d’autres termes, des femmes en prisons pour hommes se voient doublement punies vu le risque pour leur sécurité. Ça ne tient pas.
Pour justifier l’exclusion des femmes trans des prisons pour femmes, l’article de La Presse avance que la majorité des femmes incarcérées ont subi des violences sexuelles, donc doivent être protégées de potentielles délinquantes sexuelles. Or on peut présumer que la majorité des femmes cis et trans qui sont incarcérées ont vécu des violences sexuelles.
À ma connaissance il n’existe pas de données évaluant la prévalence des victimisations sexuelles chez les femmes trans incarcérées. Toutefois, on sait que dans la population générale, environ la moitié des personnes trans ont vécu au moins une agression sexuelle. Pour ce qui est des femmes canadiennes, dont la forte majorité sont cis, 39 % ont subi au moins une agression depuis l’âge de 15 ans. Sachant que le taux de victimisation sexuelle des femmes trans est déjà plus élevé que celui des femmes cis, il irait de soi que ce soit aussi le cas en prison.
Des femmes en prisons pour hommes se voient doublement punies vu le risque pour leur sécurité. Ça ne tient pas.
Si la prison pour femme devait être réservée à celles ayant été victimisées, les femmes trans devraient d’autant plus y avoir accès.
Violences systémiques en prison
De plus l’article de La Presse occulte la réalité des violences sexuelles qui relèvent d’ordre structurel en détention. En effet, les personnes incarcérées subissent des fouilles à nu qui peuvent être fréquentes et routinières. Or chez les femmes, ces fouilles peuvent être vécues comme des agressions sexuelles perpétrées par des agents correctionnels et autorisées par les services correctionnels.
Il existe un consensus dans la littérature scientifique : la prison est un lieu de souffrance.
L’article affirme aussi que des hommes pourraient prétendre être des femmes afin d’accéder à des prisons plus douces. Cette idée que les établissements pour femmes sont plus doux parce que certaines comportent des maisonnettes, c’est là encore ascientifique. Il existe un consensus dans la littérature scientifique : la prison est un lieu de souffrance.
D’ailleurs l’une des sources de grande souffrance vécue par les femmes concerne la rupture des liens familiaux : il y a moins de femmes détenues, donc moins de prisons, donc des prisons beaucoup plus éloignées qui sont plus difficiles à visiter pour les familles. Avez-vous déjà fait la route au pénitencier de Joliette – le seul établissement fédéral pour femmes au Québec – à partir de Val-d’Or, Salluit ou Sept-Îles? C’est long et inaccessible!
Si on examine les faits, la « controverse » présentée dans l’article de Péloquin ne tient pas la route. Celle-ci me paraît plutôt manufacturée et malhonnête : il s’agit d’un prétexte pour démoniser les femmes trans.
Alexis Marcoux Rouleau est candidat·e au PhD en criminologie et activiste trans.