Le Québec face à l’extrême droite mondiale
Même les chiffres ne rassurent plus face à une tendance alarmante.
Lorsque vient le temps de parler de fascisme, je préfère toujours me tourner vers ceux et celles qui l’ont combattu que vers les politologues, surtout ceux et celles de grandes chaires, dont la plupart accoucheront de définitions largement tirées de leur arsenal théorique classique, ce qui les rend dangereusement aveugles et nourrit des analyses qui ne passent pas l’épreuve des faits.
Comment ont-ils fait, en 2016, pour rater l’accession d’un fasciste à la Maison-Blanche, alors que le sentier qui l’y a mené était tracé depuis 2010 avec l’avènement du Tea Party, lui-même construit sur les restes de l’ère Reagan?
Comment peuvent-ils, encore, avec la complicité des grands médias, continuer de normaliser des politicien·nes et des partis d’extrême droite en leur apposant un vernis d’acceptabilité en vertu de leurs performances dans les sondages?
À force d’accorder leurs instruments d’analyse au diapason des bruits de bottes battant la semelle au pas de l’oie, ils et elles ne réalisent pas que le discours fasciste actuel bénéficie de décennies de raffinement dans des laboratoires de communication et des firmes de relations publiques afin, justement, de détacher le fascisme de cette image définitive d’un führer charismatique rompu aux discours-fleuve sur la grandeur de la Nâtion et arborant des habits militaires sertis de médailles de pacotille.
Les multiples visages du fascisme
C’est ainsi que je me suis récemment retourné vers ce bon vieux Orwell, pourfendeur des fascismes et des autoritarismes du 20e siècle. Dans sa chronique « À ma guise » pour le journal Tribune, il a publié le 29 mars 1944 un texte justement intitulé « Qu’est-ce que le fascisme? ».
Le véritable fascisme d’aujourd’hui a généralement troqué le treillis militaire pour le complet trois-pièces sur mesure ou le tailleur Chanel.
Il s’y s’affaire, notamment, à montrer qu’à force de banaliser et de mal représenter le mot, celui-ci définit éventuellement tout et son contraire – Orwell cite en exemple les catholiques, les communistes, les nationalistes, les socialistes, les partisans de la guerre, les opposants à la guerre, les trotskistes et les conservateurs, à qui on a tous accolé à un moment ou un autre l’étiquette de « fascistes ».
D’ailleurs Albert Camus, son illustre contemporain, n’avait-il pas déjà écrit dans la revue française Poésie, toujours en 1944, que mal nommer les choses ajoutait au malheur du monde?
On rencontre donc le même problème aujourd’hui (notamment chez les obsédés qui voient le « wokisme », l’écologisme, le féminisme et d’autres idéologies essentiellement progressistes comme des nouveaux fascismes), à la différence notable que le véritable fascisme d’aujourd’hui a généralement troqué le treillis militaire pour le complet trois-pièces sur mesure ou le tailleur Chanel.
Fidèle à son habitude, Orwell arrive à une conclusion tragiquement lucide qui n’a malheureusement pas perdu une ride :
« Mais le fascisme est aussi un système politique et économique. Pourquoi, dès lors, ne réussissons-nous pas à en avoir une définition précise et acceptée par tous? […] Sur le fond, c’est parce qu’il est impossible de définir le fascisme de façon satisfaisante sans admettre certaines choses que ni les fascistes eux-mêmes, ni les conservateurs ni les socialistes quelle que soit leur couleur ne sont prêts à admettre. »
Le règne de la brutalité acceptable
Orwell se risque tout de même à essayer d’arriver à une signification pratique à défaut d’être définitive en citant les synonymes qu’évoquent ses contemporains britanniques : « cruel, sans scrupules, arrogant, obscurantiste, anti-libéral et anti-classe ouvrière », rajoutant également le mot qui, selon lui, serait le plus approprié et accepté dans une société britannique toujours aux prises avec l’horreur de la Seconde Guerre mondiale : « brutal ».
Brutal.
Je rajouterais ici une définition qui puise certes dans le registre classique, mais qui n’en demeure pas moins universelle : un système politique et économique dans lequel l’État se place pernicieusement au service des entreprises privées, surtout multinationales, notamment en servant de sous-traitant sécuritaire avec ses institutions militaire et policière.
Le fascisme vise également l’acceptabilité sociale et masque son caractère perfide à travers la promotion de valeurs ultra-conservatrices voire réactionnaires, mais familières au sein de la société qu’il cherche à pervertir – travail, famille, nation, foi (avec le concours du clergé), etc.
Finalement, son terreau est le plus fertile lors de périodes d’incertitude économique, politique et sociale (crises économiques et écologiques, guerres, migrations de masses causées par lesdites crises).
Le grand retour des droites radicales
On voit donc le fascisme se déployer dans sa version raffinée un peu partout dans le monde depuis plus de 40 ans, à commencer par les régimes Thatcher au Royaume-Uni et Reagan aux USA, qui ont eux-mêmes créé de toutes pièces les pétro-dictatures du golfe Persique, qui elles ont par la suite fomenté l’extrême droite islamiste pour le plus grand bénéfice d’un empire américain à la recherche d’un nouveau Bonhomme Sept Heures post-soviétique.
Plus récemment, il s’est invité dans les institutions politiques au Brésil, en Hongrie puis, maintenant, en Italie. Mussolini est donc de retour au Parlement italien, cette fois réincarné dans la personne de Giorgia Meloni, cheffe du parti de droite radicale Fratelli d’Italia, qui vient de remporter une majorité de sièges au Parlement italien – une espèce de créature hybride à mi-chemin entre le Duce et la représentante au Congrès américain Marjorie Taylor-Greene.
Ici? Non, nous ne sommes pas à l’abri.
Pierre Poilievre vient de donner une chance à un Parti conservateur capable d’accéder au pouvoir en assumant pleinement sa posture de droite fort radicale.
Le spectre de Trump hante continuellement la Maison-Blanche et le Congrès américain, bien que le Parti démocrate, s’il n’est pas fasciste à proprement parler, demeure tout de même le chien de garde de l’élite financière et du complexe militaro-industriel. Et même si Trump ne pouvait se présenter de nouveau, la relève est bien en place, notamment avec Ron DeSantis et un establishment républicain à genoux devant l’extrême droite.
Au Québec? On apprenait cette semaine qu’Éric Duhaime avait siégé à la tête d’un organisme nommé Institut pour la démocratie au travail, un calque du mouvement anti-syndical « right to work » au sud de la frontière. Le leader conservateur s’est encore fallacieusement targué lors du débat des chefs d’avoir « risqué sa vie pour la démocratie en Irak » alors qu’il fut plutôt un des nombreux pions sur l’échiquier impérialiste américain, ayant travaillé pour une organisation plus ou moins affiliée à la CIA.
À l’image des leaders d’extrême droite de par le monde, on voit aussi cet agent du chaos surfer sur la vague du ressentiment qui déferle depuis deux ans et demi et présente les causes de nos problèmes comme étant essentiellement extérieurs à « notre société » – immigrant·es, féministes, écolos, Islam, syndicats, etc. – car « notre société » serait immuablement bâtie sur le socle du capitalisme et de la religion chrétienne.
Discours par ailleurs relayé par une nouvelle vague de petits idéologues ultra-nationalistes qui, eux, se veulent plutôt les gardes-chiourmes de l’indépendantisme bourgeois, en véritables usurpateurs. Quand ce ne sont pas leurs pères spirituels qui justifient en même temps la montée de l’extrême droite européenne.
Mais dans les faits, direz-vous, les chiffres donnent à croire que pour l’extrême droite, il y a loin de la coupe électorale aux lèvres, avec 15 % d’intentions de vote pour le Parti conservateur du Québec.
La veille de l’accession d’Éric Duhaime à la chefferie du PCQ, c’était 1,6 %.