Saisir la propriété des moyens de transition

Être trans n’est pas une maladie. Ce que je dis là, c’est un truisme, et pourtant on peine à en saisir le sens. On peut obtenir des soins médicaux sans être malade – pensons à la prise en charge médicale de la ménopause –, alors pourquoi quand on en vient aux corps trans, parle-t-on de santé mentale plutôt que d’autonomie? C’est une approche pathologisante – fondée sur le traitement des « malades » – contraire à tout mouvement de libération.

La majorité des femmes trans que je connais s’administrent de l’estradiol (une forme d’œstrogène) par injection, un traitement populaire dans les années 1960, revenu en force récemment et qui ne nécessite pas le support d’anti-androgènes comme la spironolactone ou la cyprotérone. Mon médecin m’informe que cet usage n’est pas approuvé par Santé Canada, mais est disponible sur demande en pharmacie.

Ça, c’est le monde des soins transaffirmatifs. Un univers labyrinthique où se superposent médicalisation, pathologisation, cissexisme et autonomie corporelle. Nos désirs, les considérations des médecins, des assurances, des organismes de régulation et des associations internationales se rencontrent sur le « champ de bataille du corps transsexuel : un lieu d’inscription culturelle chaudement contesté », pour citer Sandy Stone – intellectuelle américaine, artiste et figure centrale de la pensée trans contemporaine.

En fin de semaine c’est le congrès de la World Professional Association for Transgender Health (WPATH), la plus importante organisation professionnelle sur la santé trans, héritière directe de Harry Benjamin et de son Transsexual Phenomenon (1966) qui a longtemps été la bible du traitement de la transsexualité.

C’est un rassemblement très spécial, puisque nous verrons enfin la mouture finale de la huitième version des standards de soins de la WPATH, dont la dernière révision remonte à 2011, il y a plus d’une décennie. Les enjeux sont très élevés, surtout pour les jeunes, dont la prise en charge médicale constitue un wedge issue (enjeu polarisant) fétiche de la droite conservatrice en Amérique du Nord et en Europe depuis quelques années.

Quelle dépathologisation?

L’heure, dit-on, est à la dépathologisation. Les médecins et les assureurs retirent l’exigence d’obtenir un diagnostic de dysphorie de genre – sauf pour les régimes d’assurances collectives, apparemment – et se tournent vers des modèles de consentement éclairé pour favoriser l’autodétermination.

Pourtant, ces approches ne sont ni standardisées ni généralisées et force est de constater que la qualité des soins varie énormément d’un médecin à l’autre. Une personne sortira de son rendez-vous avec son médecin avec une prescription, tandis qu’une autre devra fournir deux références de thérapeutes et patienter plusieurs mois avant de rencontrer un endocrinologue (en conformité avec le protocole actuel de la WPATH).

Ajoutons à cela un système médical qui utilise des informations scientifiques parcellaires, mal comprises et souvent très loin des considérations de personnes trans et l’on se retrouve devant un appareil violent et exclusif.

Les soins transaffirmatifs dépendent aussi fortement des moyens financiers des personnes concernées – pour obtenir des lettres de recommandation, obtenir des prescriptions, des traitements ou des chirurgies non reconnues par la RAMQ ou les assureurs, etc. – par ailleurs souvent précaires financièrement.

Les transmédicalistes prétendent souvent qu’abandonner l’approche pathologisante va nuire à l’accès aux soins transaffirmatifs, parce que les assureurs privés et l’État ne voudront plus les prendre en charge si les personnes ne sont plus considérées comme « malades ». Dans une vidéo récente, la youtubeuse montréalaise Lily-Alexandre affirmait que cette thèse avait été infirmée par le temps.

Je ne suis pas exactement d’accord : bien que la catastrophe annoncée n’ait pas eu lieu, force est de constater que la légitimité des soins transaffirmatifs est présentement remise en cause, particulièrement chez les jeunes.

Le réflexe est le même chez les militant·es et les professionnel·les allié·es : on demeure en quête de légitimité et on présente les problèmes de santé mentale – en particulier la suicidalité – comme la justification à une intervention précoce et à l’accès des jeunes aux soins. Les identités ne seraient pas pathologiques, mais leurs conséquences psychologiques, oui. Bref, on continue d’insister sur des problèmes de santé mentale pour justifier le droit à des soins pour le corps – comme le préconisait Harry Benjamin dans les années 1960.

Prendre au sérieux l’autonomie corporelle

Je ne veux pas minimiser la détresse vécue par les jeunes trans, mais je me questionne sur son origine.

Les protocoles actuels de la WPATH – et vraisemblablement les prochains – mettent énormément d’accent sur la participation de l’entourage dans le parcours de transition des jeunes, en particulier de la famille. Or, la famille demeure une source importante de transphobie – une réalité qui touche plus fortement les jeunes de milieux précaires ou racisés – et même les parents et les professionnel·les les mieux intentionné·es multiplient souvent les microagressions sur une base quotidienne.

Ainsi, si le succès du parcours de transition se mesure actuellement en termes d’amélioration de la santé mentale, force est de constater que seul·es les plus privilégié·es bénéficient réellement d’une telle approche promouvant l’implication de la famille.

Si l’on privilégiait plutôt l’autonomie et la sécurité corporelle et matérielle des jeunes, le portrait serait bien différent.

À l’heure actuelle, l’hormonothérapie contraceptive permet aux personnes assignées fille de prendre en charge leur reproduction sans le consentement des parents dès l’âge de quatorze ans. Même chose pour l’interruption volontaire de grossesse. Évidemment, il y a des échecs de ce côté également, avec un manque de considération chronique pour la santé des personnes concernées – combien n’ont jamais reçu de bilan hormonal après plus d’une décennie de contraception? –, mais le fond demeure : mon corps, mon choix.

La même logique devrait s’appliquer pour les personnes trans : les soins devraient être accessibles et gratuits, point. Une personne qui a atteint l’âge de consentement médical ne devrait pas avoir à se justifier à ses parents. Cependant, nous devrions nous assurer que son intégrité physique et psychologique soit respectée en la protégeant d’un milieu social et familial toxique.

Pour ça, ça prend plus que des psychologues et des intervenant·es : ça prend une communauté trans forte.

Pour une valorisation des savoirs communautaires

J’ai commencé ma transition médicale en mode do it yourself – à voir dans un reportage à venir sur Les 3 sex. J’ai consulté les ressources des communautés en ligne et fait venir des hormones de l’étranger.

Quand j’ai finalement été prise en charge par un médecin, il souhaitait me prescrire « comme dose de départ » huit fois la dose d’anti-androgène que je prenais, alors que ma testostérone était déjà pratiquement inexistante.

J’ai discuté avec une fille il y a plusieurs mois qui me disait que ses symptômes de dépression s’étaient dissipés après avoir suivi la recommandation d’une amie de cesser la spironolactone, l’anti-androgène prescrit par son médecin. Quand elle lui a annoncé ses résultats, il ne la croyait pas.

Les savoirs communautaires sont ignorés et les expériences personnelles, aussi intéressantes soient-elles, ne sont pas prises en compte dans les études disponibles.

Si c’est tout à fait défendable du point de vue purement méthodologique, ces données anecdotiques ne servent que rarement à justifier plus de recherche dans certains secteurs de la santé. Pensons à la santé digestive, cognitive, sexuelle, psychologique, etc. Tout cela c’est du bouche-à-oreille, rien à voir avec la WPATH.

Alors je me demande, serait-il temps de saisir la propriété des moyens de transition?