Le vieillissement de la population n’est pas un « problème »
On entend somme toute assez peu parler de vieillissement depuis le début de cette campagne électorale dans les médias nationaux, mis à part dans quelques communiqués émis par certaines associations de défense des droits des personnes vieillissantes – comme l’AQCCA, l’AQDR ou la FADOQ. On doit encore une fois se poser l’éternelle question : mais que fait donc la ministre responsable des Aînés Marguerite Blais?
Le 1er septembre, on dénombrait pourtant encore 23 personnes décédées de la COVID-19 en une seule journée. Malheureusement, c’est trop peu de morts âgées pour ébranler les pouvoirs en place ou pour faire dévier le Québec du fameux « retour à la normale ».
C’est que le sujet du vieillissement, pour les politicien·nes néolibéraux·ales, est une arme à double tranchant : il leur faut à la fois brandir le spectre d’un « tsunami gris » sur les dépenses publiques tout en niant que l’austérité dégrade considérablement les conditions de vie des plus âgé·es. Mais il leur faut aussi le vote des personnes concernées, l’électorat âgé étant démographiquement important.
Vieillir, un problème technique?
Les conditions de vie des personnes vieillissantes au Québec – et donc leur capacité à mener des vies dignes méritant d’être vécues – n’intéressent pas grand monde. La preuve est cette indifférence face au gérontocide en cours.
De surcroît, la santé publique est gravement sous-financée au Québec, représentant seulement 2,5 % du budget, contre 5 % en moyenne dans les autres provinces. L’Association pour la santé publique du Québec (ASPQ) réclame un rattrapage d’un milliard $ par année pour refermer cet écart. Or, la priorité des dirigeant·es n’est pas là. Pourtant, c’est la voie rêvée pour agir sur les déterminants sociaux de la santé des personnes vieillissantes.
Non, le vieillissement, c’est un problème pour l’État et les entreprises. Le Conseil du patronat du Québec (CPQ), le véritable gagnant de cette élection et des précédentes, affirme dans un récent communiqué que « l’économie doit en même temps être plus résiliente et verte, et qu’elle aide à faire face aux défis, de la lutte aux changements climatiques en passant par le vieillissement de la population ».
Le vieillissement serait donc un « défi », un « problème technique » au même titre que la catastrophe climatique produite par le capitalisme, et non un âge de la vie porteur de possibilités, d’émancipations et de transmissions intergénérationnelles.
Je ne dis pas qu’il faut éviter de penser ces deux phénomènes (vieillissement et climat) ensemble, bien au contraire. Mais il faut se poser une question fondamentale : d’où vient cette idée saugrenue qui fait du vieillissement une complication organisationnelle et sociale? Pourquoi penser le vieillissement ainsi, alors qu’il est, bêtement, un invariant anthropologique chez homo sapiens sapiens tout comme le fait de naître, mourir ou atteindre la puberté hormonale?
Les origines de cette représentation âgiste font frémir.
La productivité contre le vieillissement
Le démographe nataliste Alfred Sauvy, en inventant la notion de « vieillissement de la population » en 1928, avait introduit subrepticement cette idée selon laquelle le corps social national français devait être jeune pour être fort et que, conséquemment, la fécondité devait être soutenue pour éviter « ce mal éminemment guérissable » qu’est une pyramide des âges inversée. Dans sa Théorie générale de la population, parue au début des années 1950, il affirme que le phénomène du vieillissement est « lourd de conséquences ».
On peut ici reconnaître les traces d’un darwinisme social tirant vers l’eugénisme, qui remonterait jusqu’aux travaux d’Herbert Spencer et qui s’exprime encore trop souvent aujourd’hui.
Depuis, cette perception négative du vieillissement ne s’est pas dissipée, au contraire. Le « vieillissement » viendrait faire pression sur « nos » villes, « nos » infrastructures, « notre » système de santé, « notre » réouverture, « notre » retour à la normale, etc.
Notez que ce « nous » imaginé, celui qu’emploie François Legault quand il parle de « nos aînés », exclut les personnes vieillissantes, en établissant une frontière sociale claire entre sujets « actifs » et « passifs ».
Tout se passe comme si, en ce début du 21e siècle, le vieillissement de la population et la « pression » qu’il « crée » permettaient de justifier des réformes néolibérales et la mise en place de régimes d’austérité. Et ce, même si le désengagement de l’État social a précédé de loin l’émergence de ce nouvel âgisme systémique contemporain.
En 2015, l’IRIS avait pourtant examiné de près les dépenses québécoises en santé pour conclure que « l’évolution de l’ensemble des technologies, allant des médicaments à l’instrumentation ultramoderne, aura un impact plus important sur les dépenses que le vieillissement pris isolément ». Évidemment, dans ce calcul du « poids du vieillissement sur le PIB », on ne parle jamais du fait que le travail invisible des proches aidant·es et des bénévoles vieillissant·es se chiffrerait à plusieurs milliards $ annuellement.
Vous excuserez la tautologie, mais le vieillissement n’est donc un problème que lorsqu’il est considéré comme un problème, comme une pathologie à la fois physiologique et sociétale. Le capitalisme a toujours perçu le vieillissement comme étant indésirable parce que contribuant trop peu à la production, sauf s’il peut se monétiser via la « silver économie », comme on dit en France.
Inventer un problème pour mieux l’ignorer
Bref, de toute évidence, on nous roule dans la farine. Si le vieillissement de la population était vraiment important aux yeux des décideur·euses, ces dernier·ères feraient tout en leur pouvoir pour éviter la surmortalité et donner des conditions de vie dignes aux personnes vieillissantes.
Cela passe nécessairement par la réduction radicale des inégalités sociales, par des logements sociaux, communautaires, abordables (25 % du budget des individus) et adaptés, par une première ligne en santé forte (CLSC renforcés, soins à domicile), par des embauches et d’excellentes conditions de travail pour les travailleuses de la santé, par une rénovation du parc immobilier des CHLSD, par beaucoup de prévention et d’éducation populaire, par des centres de jour, par du transport en commun gratuit, par des organismes communautaires financés à la mission et j’en passe.
Nous avons 40 ans de solutions, de recherches et de mémoires qui pourrissent sur des tablettes.
On parle chaque jour de construire un tunnel infaisable qui coûterait des dizaines de milliards $, mais on n’est pas capables d’éviter que des personnes vieillissantes meurent seules et déshydratées. Voilà à quoi ressemble, sur le terrain, la gestion de ce fameux « fardeau de l’État ».
Parallèlement, le fait qu’on entende très peu parler de santé publique dans cette élection – alors même qu’on est encore dans une terrible pandémie et que pointent les signes de prochaines catastrophes sanitaires – devrait nous inquiéter au plus haut point. À part Québec solidaire, qui a recruté deux candidat·es issu·es des directions régionales de santé publique et qui veut renforcer « l’indépendance de la Santé publique nationale » face au pouvoir exécutif, c’est quasiment le silence radio.
Le sujet n’intéresse plus personne? Pas de problème avec la variole simienne? Quid de la COVID longue? Mieux vaut éviter ces sujets, ce n’est pas payant électoralement.
Cela dit, force est de constater que la CAQ et les autres partis n’ont pas « oublié » les personnes vieillissantes, ils les instrumentalisent simplement dans un double jeu de faux soucis, d’électoralisme et de panique morale, qui nourrit par la bande le productivisme et donc le capitalisme en réactivant la mise à l’écart symbolique et physique des plus âgé·es. Voilà le véritable problème.