Monde : une époque d’insécurité « ontologique »?

Les temps sont durs pour la condition humaine.

Nous arrivons ces jours-ci à un triste anniversaire, celui du déclenchement de la guerre en Ukraine, il y a six mois.

Mais cette chronique n’est pas à propos de la guerre elle-même, bien que tout soupçon de vérité à propos de celle-ci ait depuis longtemps disparu dans les méandres de la propagande et de la désinformation. Et il y aura toujours un temps pour réitérer l’importance d’une posture morale farouchement opposée à cette guerre, ainsi que pour répéter l’appel à l’unité avec les peuples plutôt qu’avec leurs gouvernements.

La paix n’est pas pour demain.

Je lisais cette semaine une petite plaquette publiée par le magazine français Philosophie, qui a eu le génie de regrouper les textes d’une dizaine d’intellectuel·les dont Judith Butler, Étienne Balibar, Étienne Klein et Eva Ilouz. Le recueil intitulé Face à la guerre est paru en avril dernier. Les auteur·es y proposent leurs lectures du monde sur ce grand crime contre l’Humanité, qui se poursuit sous nos yeux inondés d’images d’horreur en temps réel.

C’est par contre le texte du sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa qui a davantage retenu mon attention.

« Insécurité ontologique »

Son texte intitulé « La guerre nous tend un piège majeur » met en garde contre la tentation d’une « union sacrée » de l’Europe et des États-Unis avec l’Ukraine, grâce à laquelle les pouvoirs occidentaux pourraient espérer redorer leur blason terni.

En effet, une telle posture, en plus de pécher par un vulgaire manichéisme, occulte soudainement des vérités qui dérangent à propos des actions militaires et des transactions d’armes initiées par les États-Unis et de nombreux pays européens (la France et l’Allemagne au premier chef), qui ont depuis longtemps dévasté le Moyen-Orient et la majeure partie de l’Afrique. Comme si l’entrée en scène de la Russie restaurait les virginités politiques de criminels de guerre et de leurs pays d’origine qui, depuis des siècles, saccagent et pillent la moitié de la planète.

Joe Biden a voté en faveur de la guerre en Irak en 2002. Donald Trump a candidement avoué que la présence militaire américaine en Syrie protégeait le vol organisé des champs pétroliers du pays.

En France, Nicolas Sarkozy puis François Hollande ont repeint les déserts de la Libye et du Mali avec le sang des innocent·es. Justin Trudeau, lui, a défendu et maintenu la vente d’armes canadiennes à l’Arabie saoudite, initiée sous Stephen Harper.

Depuis quelques semaines, des efforts diplomatiques olympiens sont dirigés par les États-Unis vers les pétro-dictatures du Golfe, surtout l’Arabie saoudite. Le Washington Post a salué la rencontre de Joe Biden avec le prince Mohammad bin Salmane, malgré que les mains de ce dernier soient toujours tachées du sang de Jamal Khasoggi – qui était, avant d’être massacré par les agents du prince héritier, journaliste et collaborateur au… Washington Post.

Des armes américaines et françaises se trouvent entre les mains des bouchers du Yémen. Le soutien occidental à la colonisation israélienne de ce qui reste de la Palestine reste indéfectible et sans appel dans les officines du pouvoir.

Pourquoi de telles manœuvres diplomatiques? Serait-ce pour coordonner les positions politiques quant au sort éventuel de l’Iran, dans le collimateur de l’Empire depuis la sanguinaire présidence de Ronald Reagan?

Ajoutons à cela l’effondrement écologique, l’avènement du « capitalisme algorithmique » (brillamment défini ici par le politologue québécois Jonathan Durand-Folco) et la progression lente mais sûre des fascismes partout dans le monde.

Comment se retrouver, à travers ce maelstrom qui alimente, selon Rosa, « l’insécurité ontologique », qu’on peut définir comme un grand mal-être étendu à l’ensemble de la condition humaine et dont la guerre en Ukraine n’est au fond qu’un balbutiement?

Le pari de l’Humanité

Que nous reste-t-il comme porte de sortie de cette insécurité ontologique?

Je dis : le maintien de l’espoir. Car ce dernier demeure, au final, sans finalité.

En écrivant ceci, je repense à cette scène de la série The Sandman, de Neil Gaiman, où même Lucifer, dans un farouche combat des esprits, doit céder contre Morphée (le maître des rêves et protagoniste principal de la série) qui, face à l’invocation de la puissance nihiliste de « l’Anti-vie », présentée comme l’ultime force destructrice, lui oppose l’espoir comme horizon indépassable.

Ce que j’appelle et ce que j’ai invoqué de nombreuses fois dans mes chroniques « le pari de l’Humanité ».

Dommage que les démagogues viendront probablement vous souligner qu’il s’agit aussi du nom d’un journal communiste.