Il faut prendre au sérieux les Noir·es-alibis

Dans le sillage de la controverse entourant la décision du CRTC relative à la plainte à l’encontre de la Radio-Canada concernant l’utilisation du mot « nègre », certaines personnes ont plaidé en faveur de l’utilisation sans restriction de ce mot.

C’est le cas de Mme Édith Mukakayumba, qui se présente comme une immigrante rwandaise vivant au Québec depuis 1974, et qui a publié une lettre d’opinion intitulée « Le mot en n vu de l’intérieur » dans laquelle elle plaide pour l’utilisation du dit mot. Il n’en fallait pas plus pour qu’elle soit traitée de « nègre de service » par les uns et louangée par les autres. Ne la connaissant pas, je m’abstiens de lui accoler une telle étiquette. Et d’ailleurs quel est l’intérêt de le faire? Le plus important, il me semble, est de répliquer sur le fond.

Un mot qui a des conséquences sur les corps

D’abord, Mme Mukakayumba semble banaliser le mot « nègre » lorsqu’elle écrit : « il m’est arrivé d’avoir été traitée de négresse. Je n’y ai rien vu de grave, sinon de la méconnaissance ou de la mauvaise foi, à l’occasion, dans le ton. […] Toute l’agitation autour de ce sujet depuis le début de 2022 ne fait que créer de la confusion et masquer les problèmes réels. »

Je suis surpris par une telle assertion. Pour Mme Mukakayumba, être traitée de « négresse » est banal. Et pourtant, ce mot n’est pas anodin. Il charrie tout une représentation particulière des personnes noires qu’il faut justement contester en récusant son usage. Comme nous le rappelle Richard B. Moore, ce mot est « un symbole qui dit aux gens comment vous traiter, et « nègre » dit de vous traiter en esclave, comme un être inférieur et sauvage, comme une bête ».

Hier et aujourd’hui, ce mot a fondamentalement une connotation péjorative. Elle déshumanise le Noir en le renvoyant uniquement à son corps.

L’altérité du Noir, dit l’historienne Catherine Larochelle, est d’abord une altérité corporelle. Le Noir est défini par ses attributs sensuels : la peau, le bruit, l’odeur, le sexe démesuré, etc. C’est pourquoi « le racisme anti-Noirs est un racisme de corps », écrit Fabrice Olivet. Peu importe que cette représentation soit fausse, il demeure que ses conséquences sur les personnes noires sont indéniables. Dans la logique de la suprématie blanche, le Noir est réduit à la « physicalité du corps » et de la force brute.

Si le Noir est supposé inapte aux œuvres de l’esprit et qu’il est réduit au corps, alors il peut être traité de bête et d’animal et, en conséquence, être infériorisé, dénigré, exploité, etc. C’est tout cela que véhicule le terme « nègre ».

Toute personne blanche, de la ville et du village, sait peu ou prou le sens péjoratif de ce mot. C’est cette conception du Noir que défendent ceux et celles qui réclament le droit d’utiliser le mot « nègre » sans aucune précaution. Mme Mukakayumba a tort d’estimer que la lutte contre ce mot masque les problèmes réels. De quels autres problèmes réels parle-t-elle? La discrimination à l’emploi? Le profilage racial? L’incarcération massive des Noir·es, etc.?

Eh bien, tous ces « problèmes réels » sont les conséquences et les manifestations de la négrification du Noir! C’est parce que le policier considère le Noir comme un « nègre » qu’il peut le profiler, le contrôler indûment, lui passer les menottes sans justification, et l’étouffer à mort.

La négrification est la source des problèmes réels auxquels les Noir·es font face.

Être noir·e en Abya Yala (Amérique)

Le fait d’être immigrante originaire d’Afrique et de ne pas avoir peut-être fait l’expérience quotidienne du racisme en Afrique comme c’est le cas des Noir·es en Abya Yala (le nom autochtone pour désigner le continent américain) ne constitue pas une excuse à la banalisation de l’utilisation du mot « nègre ». L’immigrant africain en Abya Yala a l’obligation de lire sur la négrophobie structurelle qui y règne et de se réapproprier l’héritage des luttes noires, s’il ne l’a pas fait avant d’immigrer.

Contrairement à d’autres immigrants, le Noir qui immigre sur les terres d’Abya Yala ne doit pas seulement se considérer comme un immigrant. Il doit embrasser l’héritage multiséculaire des Noir·es sur cette terre d’Abya Yala bâtie sur le dos des Autochtones et des Africain·es depuis cinq siècles.

En outre, Mme Mukakayumba finit sa chronique en apothéose : « Je ne voudrais pas terminer ce texte sans dire au peuple québécois, qui m’a accueillie et m’a choyée depuis bientôt 50 ans, que je l’aime de tout mon cœur et qu’il est le meilleur au monde. Mais surtout, je tiens à l’inviter à faire attention aux racistes de tous acabits. Ce ne sont pas toujours ceux qu’on croit. »

Mme Mukakayumba affirme sans ambages que Québec est le meilleur pays au monde. Je m’imagine René Lévesque ou Pierre Bourgault lui rétorquer : « Le Québec n’est ni inférieur ni supérieur aux autres; il veut simplement être maître de son destin. » Parfois, il ne faut pas offrir plus que le client n’en demande. Selon elle, toute critique est signe de désamour du Québec. Quel raccourci!

Aussi, ces propos témoignent de qu’on peut qualifier de nombrilisme. Comme l’auteure a eu la chance d’être bien accueillie, d’avoir de bon·nes ami·es, elle s’imagine qu’il en est de même pour toutes les personnes noires au Québec. Je ne doute pas qu’il y ait des personnes noires qui ont la chance d’être entourées des personnes blanches antiracistes. Mais il n’en est pas ainsi pour les autres (et toutes les personnes noires au Québec ne sont pas des immigrantes comme elle).

Ce n’est pas parce qu’on n’a pas vécu personnellement du racisme que celui-ci n’existe pas.

D’ailleurs, elle-même avoue avoir subi du racisme puisqu’elle a été traitée de « négresse ». Mais dans sa désinvolture, sinon son inconscience politique, elle minimise une telle injure.

Elle devrait savoir que son statut de chercheuse universitaire, de membre de la classe moyenne supérieure ne la protège pas et ne la protégera jamais contre le racisme. Le très pertinent Malcom X a affirmé « un Noir de la classe supérieure, cela n’existe pas, car ce Noir-là prend des coups au même titre que celui de l’autre classe [i.e. la masse]. Ils prennent tous les mêmes coups, et c’est l’un des bons aspects de ce système raciste, puisqu’ainsi nous ne faisons qu’un. »

La dernière chose qui m’a interpellé dans le discours de Mme Mukakayumba est son invitation aux personnes blanches «à faire attention aux racistes de tous acabits. Ce ne sont pas toujours ceux qu’on croit », écrit-elle. Donc, pour elle, dénoncer l’usage du mot « nègre » par les Blanc·hes ferait de nous des racistes anti-Blanc·hes.

Sans blague! Mme Mukakayumba sait-elle que la thèse du racisme anti-Blanc qu’elle reprend ici avec jovialité est une stratégie de disqualification des luttes antiracistes mise en place dès les années 1960 aux États-Unis à la fois par les Blanc·hes progressistes, conservateur·trices et d’extrême droite, et qui a été reprise partout en Occident au fil des années?

Noir·es-alibi

J‘ai mentionné que certaines personnes traitaient Mme Mukakayumba de « nègre de service ». Cependant, en réalité, elle serait plutôt une Noire-alibi.

Un « nègre de service » est un personnage vil et falot créé par les Blancs pour servir les Blanc·hes. Le prototype du « nègre de service » est le personnage de Stephen, le fidèle majordome noir campé par Samuel L. Jackson dans le film Django déchainé.

Mme Mukakayumba me semble loin d’un tel énergumène. Elle est plutôt une « Noire-alibi », c’est-à-dire une noire, souvent issue de la couche moyenne supérieure, qui a pu se constituer une réputation par ce qu’elle a un talent quelconque, pour qui la question de la race est peu fondamentale et qui, justement pour cela, est citée à profusion par les personnes blanches pour contrer et discréditer les revendications légitimes des personnes noires.

Les médias et les élites blancs usent et abusent des Noir·es-alibis comme elle.

C’est ainsi que dans les médias québécois, on nous ressort toujours le même célèbre écrivain noir, le même chroniqueur noir, le même humoriste noir, etc., dès qu’il y a une controverse concernant les Noir·es, comme si ces Noir·es-alibi pensaient à la place de toutes les personnes noires du Québec.

C’est pourquoi il faut prendre au sérieux les Noir·es-alibis et demeurer critique de ce qu’ils et elles disent, car ils et elles sont souvent instrumentalisé·es pour discréditer la lutte de libération des Noir·es.

Mbaï-Hadji Mbaïrewaye est animateur de l’émission Dignité noire sur la radio locale CKIA 88.3 FM et responsable du chantier profilage racial au sein du Collectif 1629, qui défend les droits des personnes noires résidant dans la Ville de Québec.