Pas de paix sans justice
Nous avons collectivement abandonné l’idée de justice au profit d’un légalisme barbare.
« Je voudrais pouvoir aimer mon pays tout en aimant la justice. […] C’est en faisant vivre la justice que je veux le faire vivre », écrivait Albert Camus dans une chronique publiée dans le journal résistant Combat pendant la Deuxième Guerre mondiale, dans le cadre d’une série de « Lettres à un ami allemand ».
Replacé dans son contexte, l’exercice était assez révolutionnaire quand on y pense. Le mythique écrivain a écrit et publié ces mots vers la fin de la guerre et de l’Occupation de la France par les nazis. Alors que les forces politiques derrière la conduite d’une des plus grandes boucheries de l’Histoire de l’Humanité commandaient toujours aux Français·es et aux Allemand·es, civil·es comme militaires, de se détester au point de vouloir s’entretuer.
Camus ajoute un peu plus loin dans sa lettre que « l’assurance de justice pour demain ne justifie pas la réalité de l’injustice aujourd’hui » et « qu’aucun des maux auxquels prétend remédier le totalitarisme n’est pire que le totalitarisme lui-même ».
La loi d’abord, la justice ensuite
Et pourtant, l’Histoire avec un grand H déborde d’exemples où la loi s’est substituée à un idéal de justice et où un totalitarisme, dur ou mou, est venu s’immiscer pernicieusement dans la Cité, reçu sous des applaudissements populaires. Souvent même, ce totalitarisme s’est instauré selon des voies qu’on pourrait considérer comme démocratiques.
Pour citer un événement récent, le renversement de l’arrêt Roe v. Wade par la Cour suprême des États-Unis, un acte tout ce qu’il y a de plus légal, est venu refuser la justice aux femmes américaines en retirant les protections fédérales concernant l’interruption volontaire de grossesse. Du même coup, la Cour suprême, récemment remodelée sur le modèle du Conseil des Sages de la révolution iranienne en version chrétienne hérétique, continuera de casser des législations visant les grandes entreprises polluantes, niant ainsi à tout un peuple la justice climatique.
Semblablement, les paradis fiscaux, par lesquels les bandits de grand chemin de ce monde arrivent à sécuriser le fruit de leurs pillages, comme des pirates enterrant leurs trésors sur des îles tropicales, sont plus souvent qu’autrement légalisés à travers mille et une manœuvres exécutées avec brio par des avocats véreux qui « ne font que leur travail ».
Les sanctions internationales, cause directe de millions de morts dans les pays du Sud global et autres nations « ennemies » de l’Occident, ne sont ni plus ni moins qu’une arme de destruction massive employée de manière tout à fait légale, alors qu’elles se sont révélées d’une efficacité douteuse tout au long de leur histoire.
Chez nous, la Loi sur les mines facilite le saccage de nos ressources et de nos écosystèmes par des brigands à la tête des grands cartels miniers et pétroliers, aidés par leurs larbins « démocratiquement » élus. Celle sur les « Indiens » déshumanise et réduit nos Premiers Peuples à des citoyen·nes de seconde zone.
Et le monopole exercé par l’État sur la violence légitime protège cet asservissement déguisé en juste démocratie par lequel, tous les quatre ans, nous choisissons quels larbins serviles qui iront servir de courroie de transmission et de lubrifiant juridique pour les maîtres fossoyeurs de l’humanité.
Des hordes de molosses armés de pied en cap sont déchaînées sur des militant·es qui, elles et eux, travaillent à une réelle justice – climatique, sociale, économique et au final, simplement humaine!
Tout ça avec l’approbation de millions de citoyen·nes pour qui cette violence « sert à protéger l’ordre public », lequel permet la continuation de ce qui devra un jour être reconnu comme une longue série de crimes contre l’Humanité.
Après tout, il et elles ont voté pour ça. Nous avons été conditionnés à une vie politique qu’on pourrait définir comme une négligente délégation de pouvoirs essentiels à des politicien·nes à gages, des prestidigitateurs qui arrivent même à hypnotiser les plus instruit·es de notre société afin de faire avaliser leur brigandage.
Ce légalisme puant devient ainsi, ironiquement, la source de l’instabilité sociale.
La justice a besoin qu’on se batte pour elle
Dans un essai récent intitulé Réveillons-nous!, l’intellectuel français Edgar Morin appelle de ses vœux une « politique de civilisation » pleinement humaniste et convoquant nos sociétés vers un monde éveillé et conscient que c’est la reconnaissance de sa diversité et la poursuite de l’égalité qui assureront notre salut et un accès universel à la justice.
Mais que faire quand les barbares sont aux commandes des systèmes de lois et des appareils d’exercice de la violence?
Chose certaine, il ne peut y avoir de paix sans justice.