Il commence à y avoir pas mal de livres et de réflexions sur la COVID-19 qui se publient en français. Il faut bien les lire, pour démêler les zones d’ombres laissées par l’irruption, à la fois soudaine et prévisible, de ce virus destructeur. Dans la foulée, il y a ce Manifeste conspirationniste paru au Seuil début 2022, qui assume totalement son caractère « complotiste ». Intéressant, me dis-je, allons voir cette tentative de « ramener » les « conspis » dans la gauche radicale.
Pour faire court : l’ouvrage fait une assez juste critique de la société de contrôle qui prend de plus en plus de place dans nos vies, mais en minimisant curieusement l’impact du virus lui-même sur les corps des gens.
Le livre est anonyme. Selon les enquêtes de certains médias français, l’un des auteur·es en serait Julien Coupat, connu comme membre du Comité invisible, un groupe d’auteur·es de tendance anarchiste qui tente de penser, à partir de la France, les possibilités de renversement de l’ordre actuel. Vous avez peut-être déjà lu L’insurrection qui vient (La Fabrique, 2007) ou À nos amis (La Fabrique, 2014). Le Comité invisible s’est toutefois dissocié de l’ouvrage.
Ainsi, le virus – que le ou les auteur·es comparent nonchalamment à un rhume (j’y reviendrai) – n’est pas considéré comme étant dangereux en soi par les auteur·es. L’est plutôt ce projet « d’accélération technologique dotée d’une puissance d’arrachement calculée » visant à « réaliser le projet transhumaniste dément de convergence des technologies NBIC (Nano-Bio-Info-Cognitives) », qui profite de la pandémie pour s’étendre.
Voilà donc à quoi s’attaque l’ouvrage, en effectuant une plongée dans les mécanismes d’ingénierie sociale grâce auxquels ceux que les auteur·es appellent « nos ennemis » tentent de réaliser leur projet politique. Ces ennemis, ce sont pour les auteur·es « ceux qui ont tout intérêt à nous enfermer dans leur monde et à nous couper toute issue » dans un « verrouillage des possibilités historiques ».
Contrôle des populations
Comme Marx, Nietszche et Freud « passeraient tous pour conspirationnistes aujourd’hui », aussi bien l’assumer totalement, affirment les auteur·es.
En prenant cette posture, l’ouvrage effectue une généalogie hyperactive mais plutôt pertinente de diverses techniques de contrôle des populations employées par tout un assemblage d’entités politico-économiques. On y croise la CIA, la Rockefeller Foundation, la DARPA (l’agence de recherche en haute technologie du Pentagone), les psy-ops militaires, l’anthropologue Gregory Bateson (qui développa pour le gouvernement américain des techniques de propagande avancées), les gouvernements occidentaux, les GAFAM, Big Pharma, l’école architecturale du Bauhaus de Weimar ou l’économiste Klaus Schwab du FMI (celui-là même qui parle de « Great reset » du capitalisme).
Les auteur·es invisibles du Manifeste conspirationniste font ainsi des parallèles entre les techniques enseignées dans le manuel de torture de la CIA et le confinement, entre le design et le contrôle des corps : « la plus redoutable conspiration, c’est encore celle des infrastructures », peut-on lire.
Les pouvoirs cherchent donc à maintenir les populations dans la passivité et le statu quo, à réaffirmer la stabilité de l’ordre politico-économique et la fluidité du mode de production. Pour les auteur·es du Manifeste, ces derniers parviennent à leurs fins en contrôlant l’information, certes, mais surtout en introduisant un régime de post-vérité, qui permet notamment d’empêcher l’avènement de solidarités.
Bref, le Manifeste conspirationniste fait œuvre utile en ceci qu’il nous rappelle qu’il existe effectivement des forces visant ouvertement à enfermer violemment l’avenir dans ce capitalisme qui court pourtant à sa perte.
La pandémie fut un moment particulièrement révélateur pour comprendre comment ce projet a même pu s’accélérer et ouvrir les portes au fascisme. Cela, avec des outils disciplinaires comme les confinements, les couvre-feux, les contrôles policiers multipliés, les appels à la délation ou les passeports sanitaires, mais aussi avec l’extension profonde du numérique dans nos vies. C’est peut-être même là le principal terrain d’entente potentiel entre la gauche libertaire et la nébuleuse dite « complotiste ».
Minimiser la gravité du virus
Le problème majeur, c’est que tout l’édifice argumentaire du bouquin repose sur une méconnaissance profonde du champ de la santé et sur une prémisse erronée : l’idée que le SRAS-COV-2 n’est pas grave, « à peine trois fois plus létal que la grippe saisonnière ». Si cette proportion est vraie dans certains contextes et groupes d’âge, l’influenza et la COVID-19 ne se comparent pas vraiment, surtout lorsqu’on s’attarde à leur contagiosité et à leurs effets à long terme.
En effet, comme si ce n’étaient pas suffisant, le collectif minimise les effets non létaux du virus, de même que l’efficacité des vaccins. Il parle par exemple du « du caractère bénin de l’affection chez la plupart des sujets », ou encore affirme que « les vaccins dominants sont plus néfastes que le virus pour la plupart des gens ». On peut bien évoquer des effets secondaires des vaccins, s’intéresser à leur relative inefficacité auprès de populations cibles et autres dimensions « sombres », mais la dernière affirmation est tout simplement fausse.
Les auteur·es minimisent aussi les effets de la COVID longue, les personnes qui en souffrent n’ayant « en réalité jamais contracté la maladie ».
En cela, le groupe d’auteur·es anonymes partage étonnamment les vues d’une certaine extrême droite dite « minimisatrice », qui ne croit pas à la dangerosité de ce virus respiratoire.
Il joue aussi la même chanson que les gouvernements de Boris Johnson, François Legault ou autres, en se délestant de la nécessité d’agir pour réduire la prévalence du virus dans les communautés.
Pourquoi avoir pris cette avenue? Pourquoi avoir gâché une réflexion pourtant pertinente à plusieurs égards?
C’est beau de reprendre la critique de l’hygiénisme, de critiquer l’usage des statistiques pour conforter le contrôle social, affirmer, avec le philosophe Ivan Illich, que nos modes de vie créent la maladie, mais à quoi cela sert-il si, dans le processus, on nie les centaines de milliers de malades chroniques – surtout des femmes – affligées par des incapacités diverses après avoir contracté le virus? Si on minimise les mort·es âgé·es, si on ne parle pas de gérontocide, si on ne parle pas du mépris raciste pour les travailleur·euses racisé·es de la santé ?
Il y a, dans le Manifeste conspirationniste, un certain refus de penser le care, la reproduction sociale, la vulnérabilité, de même qu’un rejet en bloc des « identités » et de la théorie intersectionnelle. Une critique du pouvoir encore plus acerbe aurait intégré cette posture, mais bon. Pas ici.
Sur ce, il ne nous reste plus qu’à lire cet ouvrage, pour prendre ce qui se prend et abandonner ce qui est inutile, et continuer à tenter d’articuler tous ces morceaux ensemble.
Correction : Une première version de ce texte attribuait le Manifeste conspirationniste au Comité invisible. Des modifications ont été apportées pour rappeler qu’il s’agit plutôt d’un ouvrage anonyme. (22/06/22)