Malgré les efforts du gouvernement canadien pour peindre un portrait d’ensemble du génocide des femmes et des filles autochtones disparues et assassinées (FFADA), les données officielles sont insuffisantes. Aujourd’hui, des organismes autochtones demeurent en première ligne des efforts pour combler le manque de données.
Au niveau national, c’est l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC) qui a bâti la première banque de données sur les féminicides et les disparitions de femmes autochtones. Pour Elisha Corbett, responsable du département des FFADA à l’AFAC, le déficit de données découle principalement du manque d’intérêt de la police envers la situation. « Selon les chiffres officiels de la GRC, il y aurait environ 1200 cas de FFADA au pays. Les chefs, les communautés et les activistes autochtones estiment depuis des années que ce chiffre se situerait plutôt autour de 4000 cas », explique-t-elle.
Les femmes autochtones sont largement surreprésentées dans les cas de féminicides et de disparitions au Canada. Elles sont 25 % plus à risque d’être victimes d’un homicide que les autres Canadiennes.
« Nous ne pouvons pas faire face à la violence accablante du génocide envers les femmes et les filles autochtones sans connaître l’ampleur du phénomène », signale Mme Corbett. « Comment pouvons-nous créer des services et des programmes adéquats si nous n’avons même pas toutes les données nécessaires pour dresser un portrait global de la situation? »
Elisha Corbett dénonce le traitement accordé aux cas de disparitions des femmes autochtones : « Beaucoup de signalements de disparitions ne sont pas pris au sérieux. La police classe ces cas comme étant des fugues, à cause de faux récits sur les styles de vie “risqué” des femmes autochtones. Ce sont des récits blessants et mensongers qui perpétuent l’inaction des gouvernements et des forces policières. »
Elle rappelle le cas de Chelsea Poorman, une femme crie de 24 ans portée disparue à Vancouver en 2020 et dont le corps a été retrouvé à la fin du mois dernier. Il a fallu dix jours après le signalement de sa mère pour qu’un avis de disparition public soit émis par les autorités.
La responsable attribue également le manque de données sur les FFADA à la méfiance des familles autochtones envers les forces policières, en raison d’une histoire et de politiques coloniales de longue date qui prévalent encore aujourd’hui.
Une plateforme par et pour les communautés autochtones
La plateforme Safe Passage, une initiative de l’AFAC, permet aux familles et aux proches de signaler eux-mêmes les cas de FFADA. « On veut que cette plateforme donne du pouvoir aux survivantes et aux proches des disparues. Notre but, c’est qu’ils et elles se sachent validé·es et entendu·es, sans jugements et sans biais », explique Mme Corbett.
Les données de la plateforme sont anonymisées et classées selon le type de cas (disparitions, mortalités suspectes et meurtres). Une carte permet de voir la densité des cas selon les régions. Plus de 1000 cas ont déjà été signalés par les communautés autochtones du pays. Une mise à jour dans les prochains mois intégrera plusieurs centaines d’autres soumissions, indique Mme Corbett.
L’AFAC a de nombreuses idées en route pour bonifier la carte de Safe Passages. Entre autres, la carte intégrera un nouvel outil de signalement qui permettra aux personnes autochtones de répertorier les rencontres dangereuses qu’elles ont faites, qu’il s’agisse de violences physiques et sexuelles dans certains lieux publics ou de racisme systémique dans les institutions, comme celles vécues dans les hôpitaux.
« L’enjeu des FFADA, ce n’est pas seulement un chiffre. Il s’agit de préoccupations permanentes pour les communautés autochtones », rappelle Mme Corbett.
Les FFADA au Québec
Janis Qavavauq-Bibeau est coordonnatrice de recherche au Foyer pour femmes autochtones de Montréal, un centre d’accompagnement offrant des services et des ressources pour aider les femmes autochtones dans le besoin. Elle développe une base de données répertoriant des informations sur les FFADA au Québec. Ses recherches permettent de repérer nombre de décès et de disparitions qui ne seraient pas nécessairement considérés par la police.
Pour collecter ces données, Mme Qavavauq-Bibeau épluche surtout les archives de journaux, sa première source d’information. Le premier cas répertorié dans sa banque de données remonte aux années 1800.
Elle prend également contact avec les familles des proches disparues, ou des personnes sans-abri, qui pourraient avoir des informations sur ces cas. Elle utilise aussi les réseaux sociaux, notamment le groupe Facebook « Missing & Murdered Indigenous Women in Canada », pour glaner et demander des informations sur des cas de meurtres et de disparitions signalés chaque semaine par les communautés autochtones du Québec.
En plus de répertorier les cas de meurtres et de disparitions, Mme Qavavauq-Bibeau répertorie aussi les suicides, les agressions sexuelles ou les violences physiques précédant les décès.
Elle répertorie également les accidents mortels résultant de situations de précarité, tels que cette mort accidentelle d’une jeune fille de douze ans décédée à Salluit, au Nunavik, après avoir été frappée par un palet à la tempe gauche lors d’un match de hockey. « Il n’y avait pas de filet de sécurité pour protéger les spectateurs », explique la coordinatrice.
« Si elle avait été à Montréal ou dans une autre grande ville, ça ne serait pas arrivé. Le facteur systémique de la pauvreté a joué un rôle dans son décès. »
Les suicides présumés par la police sont aussi pris en compte par Mme Qavavauq-Bibeau : elle croit que les chiffres officiels des meurtres de femmes et de filles autochtones seraient beaucoup plus grands si la police prenait le temps nécessaire pour enquêter sur ces morts suspectes. La coordonatrice donne l’exemple de Siasi Tullaugak, une jeune femme inuite retrouvée pendue sous un balcon au centre-ville de Montréal : son décès a été classé comme un suicide en deux jours seulement, malgré les circonstances suspectes de la scène de crime.
La sensibilisation comme arme contre les violences
En plus de son travail de collecte de données, Janis Qavavauq-Bibeau dédie aussi du temps à la sensibilisation du public. La coordinatrice utilise les réseaux sociaux pour faire connaître les tragédies des FFADA, mais aussi pour dénoncer les inégalités et le racisme que continuent de vivre les communautés autochtones. Celle qui prend actuellement des cours de production de baladodiffusion compte lancer son propre balado sur les réalités autochtones au courant de l’été.
Elle se réjouit de voir apparaître de plus en plus de créateur·trices autochtones qui font entendre leur voix sur les réseaux sociaux pour parler des tragédies affligeant leurs communautés, mais aussi pour partager la richesse et la beauté des traditions autochtones.
La coordinatrice inuk a elle-même vécu une enfance marquée par des tragédies familiales violentes. Son travail de collecte de données, d’accompagnement de femmes en situation de détresse et de sensibilisation au Foyer des femmes autochtones lui a fait réaliser qu’elle n’était pas seule dans cette situation. « Je pensais que ce n’était que ma famille qui vivait ces choses-là. Depuis, je réalise que c’est une majorité des familles autochtones qui ont vécu des meurtres, des disparitions et des décès prématurés survenus dans des circonstances nébuleuses. »
Son implication dans la communauté et sa prise de conscience de la résilience de son peuple malgré l’adversité lui donnent une inspiration et une force nouvelles. « Avant, j’avais honte d’être Inuit. Maintenant, j’en suis fière. »