Du courage moral qui nous fait cruellement défaut

CHRONIQUE | Chronique d’un autre rendez-vous manqué dans la lutte contre la guerre.

Je l’ai souvent écrit, je vis chaque jour de ma vie avec les souvenirs de deux guerres dont j’ai été témoin privilégié et qui perturbent mes cinq sens. L’odeur, le goût et la vue de la mort, la misère et la destruction reviennent périodiquement me hanter autant qu’un vague sentiment de culpabilité et de cruelle impuissance. 

Mais parfois, aussi, de lâcheté. 

Lâche de ne pas avoir suffisamment agi ou parlé lorsque furent les moments de le faire, pour mille et une raisons, légitimes ou non.

Peut-être est-ce le même sentiment qui fait qu’aujourd’hui, je ne fais que consolider chaque jour mon image de Don Quichotte du journalisme – ainsi je combattrais, moi aussi, des illusions, dans le vide. Des ombres déformées par rapport au réel. 

Peut-être est-ce vrai, mais j’en doute, chose qui m’est confirmée sans arrêt, juste en témoignant de la manière dont les grands médias traitent de la guerre en Ukraine. 

Difficile, ces temps-ci, de trouver ne serait-ce qu’un brin de courage moral qui transcende les prises de position faciles et qui suivent le sens du courant. 

Le brouillard de la guerre

Les nouvelles nous arrivent d’Ukraine à une vitesse jamais vue auparavant si bien que se crée l’impression que le récit se construit comme une succession de faits divers. Le brouillard de la guerre est plus épais que jamais, entre les faux comptes conçus pour diffuser de la propagande et les discours politiques officiels – sur ce plan, la fauconnière est en foire, menée par des chickenhawks dont le caractère belliqueux est inversement proportionnel à leur chance de se retrouver au front. Laissons à la plèbe cette désagréable et dangereuse corvée, se disent-ils sûrement, quelque part dans un colloque ou un 5-à-7 commandité par une chaire de recherche elle-même subventionnée par des intérêts particuliers. 

Ironiquement, c’est chez Tolstoï que j’ai trouvé un peu d’inspiration cette semaine, alors que le grand romancier russe était le sujet d’un épisode des Chemins de la philosophie sur France Inter, à travers qui s’animait une discussion sur l’actuel conflit en Ukraine. Dans l’épisode, la professeure de littérature russe Luba Jurgenson soulignait d’abord une observation qu’a fait l’auteur de Guerre et paix, lui-même un vétéran de la Guerre de Crimée, comme quoi ce serait l’écrivain qui est le mieux placé pour construire le récit d’une guerre, plutôt que le soldat ou l’historien. La perspective du premier, selon Tolstoï, serait trop circonscrite, limitée à son champ de vision sur la ligne de front. Celle du second serait compromise, une position trop décalée en rapport aux événements, causant un grand nombre d’erreurs longues à corriger.

De nos jours, on pourrait ajouter le correspondant ou la correspondante de guerre à cette liste, aux côtés de l’écrivain, de même que le ou la journaliste littéraire, dans la mesure où ils ont toute la latitude voulue pour raconter le récit le plus près de la vérité, libéré au possible des biais et des considérations politiques.

Mais bon, citer un romancier russe, pacifiste et anarchiste chrétien de surcroît, devrait s’ajouter tôt ou tard sur la liste des activités suspectes.

Les mots qui tuent

Autant on se retenait autrefois en se mordant les lèvres au sang pour ne pas prononcer le mot « génocide » afin de ne pas avoir à intervenir, autant ce mot sied aujourd’hui au cœur de la machinerie de la fabrique du consentement.

D’un côté, Vladimir Poutine, le tsar qui veut prendre la place du président, invoque un génocide pour justifier l’agression, renommée « campagne de dénazification » de l’Ukraine, histoire de faire grincer les pentures de la tombe de George Orwell. 

De l’autre, Volodymyr Zelensky qualifie le massacre de Bucha – qui a vraisemblablement de plus en plus les apparences d’un flagrant crime de guerre qui a fait des centaines de victimes, des civils dont certains étaient même ligotés – de génocide, afin de pousser l’OTAN à s’engager plus directement. 

Mais ce qui choque dans cet empressement, c’est l’hypocrisie derrière cette bataille sémantique.

En Irak, au tournant du 21e siècle, 500 000 enfants sont morts, victimes des sanctions et des frappes aériennes pendant l’imposition d’une zone d’exclusion aérienne. Madeleine Albright, alors secrétaire à la Défense dans l’administration Clinton, avait dit que « ça valait le coup » dans une entrevue avec Leslie Stahl à l’émission 60 Minutes. Ça n’a pas empêché l’élite progressiste de chanter ses louanges lors de son décès il y a environ deux semaines, alors qu’on aurait dû l’enterrer avec de la chaux dans une fosse commune pour bien symboliser les conséquences de son règne. 

La Shoah relevait de son côté de l’évidence même, mais pour Hiroshima et Nagasaki, jamais on n’a même osé appeler l’utilisation des bombes atomiques un crime contre l’Humanité, ces armes que Albert Camus a justement qualifiées, dans un éditorial à Combat! le 8 août 1945, comme « le dernier degré de sauvagerie! »

Au Yémen, la France et les États-Unis vendent des armes à l’agresseur saoudien qui se livre à des exactions sur les populations civiles.

Les Premiers Peuples d’Amérique? 

Les 25 000 civils afghans tués par des bombardements et des feux croisés? « Dommages collatéraux », ont repris en chœur les médias, normalisant ainsi ce qui est probablement le qualificatif le plus déshumanisant qu’ont pu vomir les génies des relations publiques. 

Peut-on réellement parler de « génocide » à Bucha? 

Un crime de guerre, certes. L’invasion de l’Ukraine pourrait même selon moi, à terme, être considérée comme un crime contre l’Humanité.

Mais déjà crier au génocide serait, à mon sens, déshonorer la mémoire des victimes des massacres susnommés. 

La guerre, c’est ça – un crime contre l’Humanité dès son déclenchement. Et un impérialisme en vaut un autre, quoi qu’en disent les penseurs de la Cour et les commentateurs à gages. 

Où donc trouver ce courage moral qui nous amènera enfin à démanteler les institutions et les facteurs qui permettent encore la conduite de la guerre?

Le mouvement ouvrier, encore une fois, a répondu à l’appel. 

Le 22 mars dernier, au Belarus, des ouvriers de chemin de fer ont saboté l’acheminement d’armes russes sur le front avec une efficacité telle que cela a forcé le déploiement de forces spéciales russes pour prévenir toute future tentative. L’organisation de défense des droits humains Viasna a d’ailleurs rapporté l’arrestation de huit ouvriers qui paieront vraisemblablement de 15 ans de prison leur bravoure.

Comme ces débardeurs français, membres de la CGT, qui avaient, en mai 2018, refusé d’embarquer des armes françaises sur des bateaux en partance pour l’Arabie saoudite.

Des soldats russes désertent les rangs de l’armée, écœurés des ordres reçus et attentifs à leur conscience. 

Edward Snowden ne reverra probablement jamais son pays natal autrement que pieds et poings liés. Julian Assange sera jugé comme un espion. Chelsea Manning, la militaire qui a envoyé des preuves de crimes de guerre américains à Wikileaks, a été ruinée entre ses séjours en prison et les persécutions qui s’en sont suivies. 

En voilà, du courage moral.

Plus près de nous, la députée solidaire Ruba Ghazal sera sans doute la seule élue québécoise signataire de l’engagement Ensemble contre l’apartheid israélien qui poursuit ses exactions en Palestine occupée. 

Il nous en reste donc un peu – rapaillons-le pour appeler à la déchéance des sociopathes au pouvoir qui nous poussent toujours à nous déshumaniser et à nous désolidariser pour empêcher la cohésion d’un mouvement anti-guerre de masse.

Autrement, nous serons face à un autre rendez-vous manqué. 

Lisez toutes les chroniques de Martin Forgues pour Pivot

Auteur·e

Ce site web utilise des cookies pour vous offrir une expérience utilisateur optimale. En continuant à utiliser ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies conformément à notre politique de confidentialité.

Retour en haut