Du populisme intellectuel : réponse à Philippe Lorange

LETTRE D’OPINION | Se trouve-t-il néanmoins certaines tendances dominantes, certaines orientations idéologiques plutôt à gauche qu’à droite ? Bien sûr. Écrasent-elles toutes les autres, réduisent-elles au silence les récalcitrants ? Bien sûr que non, pour peu que l’on témoigne d’une rigueur intellectuelle assez importante pour défendre nos objections de manière convaincante. C’est dire que l’opposition binaire — universalisme ou particularisme — que nous propose Monsieur Lorange ne résiste pas au test de l’observation la plus sommaire. Elle est surtout viciée sur un plan philosophique plus fondamental encore. 

Le 24 mars marque, après plus de 900 morts civiles et plus de trois millions de réfugiés, le premier mois de l’invasion macabre de l’Ukraine par la Russie. Pourtant le 24 mars, curieusement, Philippe Lorange, plutôt que de s’interroger sur la signification plus large de ce conflit — ce qui aurait été la tâche naturelle d’un sociologue en devenir — nous propose dans une lettre ouverte publiée dans La Presse une énième « défense de l’universalisme » contre les « méchants » antiracistes et autres « gauchistes ». Dans le contexte actuel, cette vieille rengaine est odieuse ; en temps normal elle est au moins déplorable et lassante. Voyons pourquoi. 

Rappelons tout d’abord un fait que l’on ne mentionne pratiquement jamais, à savoir que l’université est un milieu divisé et traversé de différences.

On ne saurait parler d’une université : celle-ci s’est toujours définie par la pluralité de ses perspectives et de ses écoles de pensée. C’est encore le cas aujourd’hui, ce qu’on comprendra à la lecture du premier syllabus venu ou des sujets actuels de mémoires ou de thèses de doctorat : la connaissance procède par l’opposition de différentes hypothèses. Sans cette opposition, il n’y a pas de connaissance. (À ceux qui prétendent qu’il y a une hégémonie de gauche, nous conseillons de consulter le répertoire des financements octroyés par les Fonds de la recherche du Québec : on y trouvera une belle diversité !)

Se trouve-t-il néanmoins certaines tendances dominantes, certaines orientations idéologiques plutôt à gauche qu’à droite ? Bien sûr. Écrasent-elles toutes les autres, réduisent-elles au silence les récalcitrants ? Bien sûr que non, pour peu que l’on témoigne d’une rigueur intellectuelle assez importante pour défendre nos objections de manière convaincante.

C’est dire que l’opposition binaire — universalisme ou particularisme — que nous propose Monsieur Lorange ne résiste pas au test de l’observation la plus sommaire. Elle est surtout viciée sur un plan philosophique plus fondamental encore. 

C’est que l’universalisme est, et a toujours été, une promesse. À l’image de la démocratie du regretté Leonard Cohen, « il n’est pas exactement réel, ou il est réel, mais il n’est pas encore tout à fait là ». Or, croire en une promesse revient à accepter une tâche difficile, ardue, brouillonne : celle de la rendre réelle. Voilà justement ce que tentent de faire les approches « diversitaires » ou « identitaires » que critique inlassablement Monsieur Lorange (ainsi que les autres épigones, appelons un chat un chat, de Mathieu Bock-Côté). Prenons l’exemple assez clair du concept, pour ceux-ci effrayant et terrifiant, d’« intersectionnalité ».

Ce concept, forgé par la juriste américaine Kimberle Crenshaw, visait au départ à rendre visibles des discriminations arbitraires et injustes que l’état du droit ne permettait pas, alors, de cibler. Les catégories protégées par les lois antidiscriminatoires étaient exclusives : la discrimination sur la base du « genre » était illégale, tout comme celle sur la base de la « race ». Mais que faire des discriminations, remarquées par des débalancements statistiques, que subissaient ceux et celles qui conjuguaient les caractéristiques identitaires, par exemple un individu qui était « femme » et « noire » ? Dans un milieu de travail donné, si elle était discriminée, celle-ci ne pouvait saisir les tribunaux sur la base du genre ni sur celle de la « race », puisqu’on ne trouvait pas de discriminations en ces matières dans ce milieu de travail. Et pourtant, il y avait bien discrimination de cet individu « noir » et « femme » ! Tout ce que permet le concept d’« intersectionnalité », c’est de cibler ces discriminations basées sur de multiples marqueurs identitaires. 

Mais si, justement, nous souhaitons, avec Monsieur Lorange, réaliser la promesse de l’universalisme, d’une société affranchie des affres de la discrimination arbitraire, ne devons-nous pas être capables de cibler, en premier lieu, toutes les discriminations possibles ? Comment pouvons-nous espérer régler un mal, si nous ne nous offrons pas la chance de le diagnostiquer en premier lieu ? Le concept d’« intersectionnalité » n’est dans cette mesure qu’un outil de plus que nous pouvons employer, lorsque la situation le requiert, dans notre ambition commune d’une société qui réalise, véritablement, l’universel. 

Et il en va ainsi de bon nombre d’autres concepts que Monsieur Lorange associerait derechef à une tentation diversitaire. Bien compris en tant qu’outils visant la réalisation de l’universel, ceux-ci ne sont jamais, pour tout théoricien conséquent, des objectifs ultimes : ils sont forcément transitoires. Je conviendrai toutefois avec Monsieur Lorange que chez certains, immensément marginaux, ils deviennent bien de tels objectifs, ce qui évidemment doit être dénoncé. Mais pour apercevoir ce problème, encore faut-il faire l’effort intellectuel de saisir ce dont il s’agit, et de ne pas sombrer dans ce populisme intellectuel qui consiste à simplifier à outrance des enjeux complexes.

Car enfin le populisme se remarque toujours à cela, à cette affirmation nauséabonde voulant que notre monde soit simple et limpide et que les enjeux sociaux se règlent facilement (un certain chèque ne manque pas de nous venir ici en tête !). Peut-être est-ce tragique, mais notre monde n’a jamais été si simple : il ne le sera jamais.

Dans sa lettre, Monsieur Lorange se rend coupable d’un tel populisme lorsqu’il joue, pour tromper le lecteur, avec l’ambiguïté de la phrase « la musique classique est blanche ». Si par ceci on souhaite affirmer que la musique classique a une origine « blanche », c’est une banalité : elle est bien née en Europe à une certaine époque où l’Europe était peuplée de « blancs ». Mais si, au contraire, on souhaite affirmer qu’elle ne vaut que pour les blancs, c’est évidemment une bêtise (et je doute que qui que ce soit affirme véritablement cela). Tous peuvent apprécier une sonate de Beethoven ou un aria de Händel. Cette vérité, toutefois, ne suppose pas que l’on doive mentir sur l’origine contingente et particulière de ce qu’on appelle aujourd’hui musique classique.

Enfin, ce n’est pas parce qu’il a une origine certaine (pourquoi le nier ?) que notre universalisme ne peut pas potentiellement partout séduire (pensons aux droits humains qui, eux aussi, ont une origine, mais ne manquent pas d’être mobilisés quotidiennement par des populations marginalisées à travers le monde). Cette origine située et situable entraîne des difficultés auxquelles nous devons sans complaisance nous confronter.

Hélas! Nos débats, trop souvent, sont rythmés par la malhonnêteté d’un certain populisme intellectuel mystificateur et simplifiant à outrance des phénomènes intrinsèquement complexes. Ceci nous dessert collectivement et avilit la joute démocratique.

À gauche, à droite, dès que la tentation populiste pointe son hideux visage, la responsabilité des intellectuels honnêtes se fait urgente : calmement clarifier les faits et les options en présence, et laisser à d’autres la démagogie.

Nous ne manquons pas de démagogues — nous manquons cruellement d’esprits raisonnables, honnêtes et calmes. Une règle élémentaire ? Se taire sur les sujets que l’on ne maîtrise pas.

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