Commémorer les victimes de la COVID-19

Vous qu’on a oublié
Étiez seuls
Aviez soif
Aviez faim
Étiez grands-parents
Vouliez vivre
Vous avez appelé à l’aide
Avez été ignorés dans l’engrenage de la bureaucratie
Avez été abandonnées
Avez souffert
Avez craint
Vous qu’on a oublié, vous serez à jamais dans nos mémoires
Nous nous souviendrons. 
Jean-Claude Duclos, résident du Sud-Ouest de Montréal, membre du ROPASOM

Le 11 mars dernier, devant le CHSLD Yvon-Brunet à Ville-Émard, nous étions une trentaine pour commémorer les 251 personnes décédées de la COVID-19 dans les CHSLD de Verdun et du Sud-Ouest. Depuis deux ans, le mouvement communautaire aîné de ce coin de la ville mène de front plusieurs initiatives pour ne pas oublier. Comme le Regroupement des organismes aînés et aînées du sud-ouest de Montréal (ROPASOM), qui chapeaute l’initiative intitulée « Les Foulards de la mémoire ». 125 bénévoles, pour la plupart vieillissant.e.s, ont tricoté des foulards puis y ont brodé les noms de ces 251 personnes disparues. Les Foulards ont déjà été exposés, notamment à la Maison de la culture de Verdun.

Sur place, une participante m’explique comment cette initiative est née, dans un mélange de spontanéité, d’indignation et de désir viscéral de mémoire : 

« Les citoyens, depuis le jour 1, qui connaissaient les résident.e.s d’Yvon Brunet, ne voulaient jamais oublier. Pas juste oublier les victimes qui sont décédées, oublier les personnes qui étaient au front dans des conditions atroces, alors qu’on savait que ça n’allait pas avant la pandémie. C’est aussi tout le mouvement communautaire, qui a été au front pendant deux ans, ils ont été agiles à se revirer de bord. Aujourd’hui, on continue et on oublie ce qu’ils ont fait, sans reconnaissance ». 

François Legault n’a pas voulu organiser d’évènement officiel cette année, prétextant la « sobriété », alors qu’on « célèbre » les deux ans du début de la pandémie de COVID-19. « Nous, on ne passera pas à d’autre chose. On veut connaître, reconnaître et honorer », me rétorque une autre participante. Un projet de place publique, située en face du CHSLD en question, vient d’être approuvé par le maire d’arrondissement, Benoît Dorais. 

Le Guide pour la réalisation de rituels collectifs de deuil à Montréal en temps de COVID-19, publié par la Direction régionale de la santé publique de Montréal en 2020, affirme qu’une des fonctions principales des initiatives rituelles comme celles qui sont décrites plus haut est de permettre aux individus et aux groupes de reconnaître la dimension collective de ces pertes :  

« La pandémie et ses conséquences ont touché tous les individus des collectivités de près ou de loin, et ce, que ce soit à travers la maladie ou les mesures imposées, notamment le confinement généralisé. Toutefois, les inégalités sociales et de santé ont été mises en lumière par la crise, notamment celles qui touchent les personnes plus âgées, isolées et ayant besoin de soutien. Dans la majorité des cas, les émotions liées à la situation sont vives et partagées par de nombreux groupes de la communauté. En participant à des rituels collectifs de deuil, les personnes peuvent exprimer qu’elles sont parties prenantes de la situation de la pandémie de la COVID-19 et qu’elles sont conscientes de ses conséquences et des inégalités. Prendre part à une action collective est également une occasion de prendre position pour l’amélioration des conditions d’existence de certains groupes plus vulnérables ». 

Or, le premier ministre désire clairement passer à autre chose. Il est occupé, ces jours-ci, à préparer un agrandissement du parc de déversement minier du Lac Bloom, attirer BASF à Bécancour à coup de millions et lire du Ken Follet.

Bref, en refusant de faire quoi que ce soit, le gouvernement du Québec tente, d’abord et avant tout, de couper court à toute réflexion publique sur les causes profondes de ce gérontocide, d’empêcher que les constats de « plus jamais ça » ne finissent par s’attaquer aux politiques néolibérales et se transformer en mouvement social. Legault ne veut pas qu’on ouvre son placard. 

S’il n’a pas voulu organiser lui-même des moments/activités de commémoration, le gouvernement aurait pu créer un fonds d’urgence dédié pour que les citoyen.n.e.s et organismes communautaires sur le terrain puissent auto-gérer leurs commémorations avec un peu de soutien, question de prendre leur deuil en main. Comme M. Duclos l’affirme si bien dans son poème, les aînés ont été « ignorés dans l’engrenage de la bureaucratie ». Maintenant, alors qu’il faudrait multiplier ces rencontres collectives dans tous les coins du Québec, la bureaucratie reste muette. Au lieu de transformer la souffrance en action, elle la réverbère longuement, en rajoutant une couche de déni. 

Visiblement inconscient des regards portés sur lui par les spectres de plus de 14 000 personnes, François Legault n’a pas hésité à se vanter : « Mais on a fait ce qu’il fallait pour sauver le plus de vies possible », tout en prétendant que le Québec a « montré toute la solidarité de notre peuple, en particulier envers nos aînés ». Dans sa réalité alternative, son narratif victorieux, son tissu crasseux d’analyses démagogiques, son Québec fabulé où l’âgisme systémique n’existe pas, où Marguerite Blais est compétente, où le système de santé n’a pas été détruit par 40 ans de politiques qu’il défend lui-même depuis toujours, François Legault étale l’essence de sa pensée, qui n’est autre que le reflet fade et violent de la bureaucratie capitaliste elle-même

Heureusement, des performances rituelles ont eu lieu et auront lieu, dans des parcs, des lieux de culte, dans l’espace public, des maisons. Il y aura des centaines, des milliers de personnes qui se diront mutuellement « Vous qu’on a oublié, vous serez à jamais dans nos mémoires », comme l’a écrit M. Duclos. Comme le ROPASOM, n’attendons personne pour faire advenir cette nécessaire ritualité. Surtout pas le gouvernement.