Manifestation en souvenir de Jannai, le 14 décembre 2021. Au centre: sa mère Charla Dopwell | André Querry
Nouvelle

Indemnisation des victimes d’actes criminels : la mère de Jannai, l’adolescent assassiné, raconte son calvaire

« Mon fils n’est pas dans un gang de rue, il ne l’a jamais été » a affirmé la mère de Jannai à l’organisme d’indemnisation des victimes d’actes criminels. Mais l’organisme lui aurait indiqué enquêter car des articles de médias laissent croire le contraire.

Charla Dopwell, en deuil suite au meurtre de son garçon, affirme que son dossier auprès de l’organisme d’indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC) traîne en longueur. L’organisme, nous a-t-elle expliqué, lui a indiqué devoir faire enquête sur son fils car on sous-entend dans les médias qu’il faisait partie d’un gang de rue.

En novembre dernier, Charla Dopwell, la mère de Jannai Dopwell-Bailey, a été contactée par l’IVAC. Elle a alors été informée qu’elle pouvait être éligible à une indemnisation de la part de l’organisme, à la suite du meurtre de son fils de 16 ans en octobre dernier. L’IVAC est « un régime d’indemnisation qui offre des prestations pour aider les victimes et les sauveteurs dans le processus de guérison de leurs blessures causées par les actes criminels ou les actes de civisme. »

S’en sont suivi plusieurs échanges téléphoniques avec les agents de l’organisme pour compléter le dossier. « Ça a été très long. On nous a rappelés pour nous dire que telle information manquait et que tel document devait être envoyé », raconte Mme Dopwell.

Charla Dopwell, avec une photo de son fils Jannai | Emmanuel Delacour

Puis lors de sa dernière conversation avec une préposée, c’est le choc : son interlocutrice l’informe que des vérifications doivent être faites sur les liens entre son fils et un gang de rue. Celle-ci est abasourdie par ces insinuations.

« Je lui ai dit : « mon fils n’est pas dans un gang [de rue], il ne l’a jamais été ». Elle m’a répondu qu’un article de journal – et elle a mentionné spécifiquement « dans la presse francophone » – avait dit que [Jannai] était dans un gang et qu’il fallait qu’ils enquêtent sur cela auprès de la police. » 

Pourtant, à la suite de l’attaque au couteau qui à couté la vie au jeune Jannai, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a fait une enquête qui a démontré que celui-ci n’avait pas de lien avec des groupes criminalisés, rapporte Mme Dopwell.

Selon un article de La Presse publié le 20 octobre dernier, l’adolescent n’était effectivement pas connu des milieux policiers. Le même texte rapporte toutefois que Jannai « affichait son appartenance à la tranche plus jeune des 160 », un gang dans le quartier Côte-des-Neiges.

Contacté à ce sujet, le SPVM affirme que l’enquête suit son cours et qu’il n’y a pas de nouveaux éléments à communiquer à ce sujet. Rien n’a pu être confirmé par la police sur les soi-disant rapports de l’adolescent avec les gangs de rue.

    « Quand la dame au téléphone a mentionné les gangs, je me suis sentie mal. Je n’aime pas entendre parler de gang de rue [lorsqu’on parle de Jannai]. Il n’avait que 16 ans! Il avait des groupes d’amis, oui, mais ça n’a rien à voir avec les gangs, les fusils et toutes ces histoires. »

Charla Dopwell, mère de Jannai Dopwell-Bailey, assassiné en octobre dernier

Révoltée par ces insinuations, elle assure qu’elle se battra pour faire valoir ses droits. « Je les mets au défi de me prouver qu’il était dans un gang. Ils ne le pourront pas, parce que c’est complètement faux! »

Une façon de faire qui étonne

Le fait que l’IVAC aurait justifié le déclenchement d’une enquête sur le possible passé criminel d’une victime à cause d’informations diffusées dans les médias étonne la criminologue Maria Mourani.

« Oui, il faut parfois vérifier si une personne impliquée dans un acte criminel est liée au milieu du crime organisé, même quand c’est elle-même une victime. Cependant, il faut aller aux sources, c’est-à-dire les forces de l’ordre, pour poser ces questions. Je suis un peu étonnée que ces démarches puissent partir d’articles dans les journaux », affirme-t-elle.

Selon cette dernière, bien que le fait d’être un membre d’un groupe criminel puisse invalider une demande d’indemnisation auprès de l’IVAC, il s’agit d’un enjeu délicat qui se fait au cas par cas.

« Prouver l’adhésion d’une personne à un gang est une chose très complexe […] Il faut souvent avoir commis des actes au nom de ce groupe et avoir été trouvé coupable par le système de justice. Parfois, des jeunes s’affichent sur les réseaux sociaux prétendant qu’ils font partie d’un gang, mais ça ne prouve rien. »

Maria Mourani, criminologue

Cette dernière croit que la culture populaire du hip-hop pousse certains jeunes à faire des allégations d’adhésion à un groupe criminalisé sur les réseaux sociaux, même lorsque cela n’est pas vrai.

De plus, Mme Mourani souligne que les règles de l’IVAC ne sont pas parfaitement limpides quant à ce qui justifierait une exclusion au programme d’indemnisation et que celles-ci ont été changées dans le passé.

« La dernière modification de la loi est d’ailleurs venue corriger une grande injustice, car auparavant les personnes du milieu de la prostitution n’avaient pas droit à l’IVAC », indique-t-elle.

Pas la première histoire de ce genre

Ce n’est pas la première fois que des allégations de liens avec des groupes criminalisés faites dans les médias ont causé du tort à la famille d’une victime dans leurs démarches pour obtenir une indemnisation.

En effet, une chronique publiée dans La Presse le 6 février dernier, signée par Patrick Lagacé, relate comment les parents d’Alessandro Vinci se sont vu refuser une indemnisation de la part de l’IVAC et de la CNESST pour la mort de leur fils assassiné sur le lieu de son travail.

Un précédent article de La Presse datant d’octobre 2018 rapportait alors que l’enquête dans le cadre de ce meurtre avait été transférée à la Division des crimes contre la personne de la Sûreté du Québec, « vraisemblablement parce que le meurtre pourrait être lié au crime organisé ».

Le chroniqueur raconte, près de quatre ans après l’assassinat d’Alessandro Vinci, que cette supposition de lien avec le crime organisé a été à la source du refus d’indemnisation.

Pourtant, les faits ont par la suite été rectifiés dans les journaux et en cour de justice : Alessandro Vinci n’était pas membre d’un groupe criminalisé. 

Précisions du ministère de la Justice

Pivot a communiqué avec les relations médias de la CNESST qui est chargée des communications de l’IVAC. Dans un premier courriel, celles-ci ont affirmé ne pas pouvoir commenter un dossier spécifique.

Cependant, le ministère de la Justice a apporté quelques éclaircissements à ce sujet.

Dans un courriel, on explique que « grâce à la réforme de l’IVAC [ … ] entrée en vigueur le 13 octobre dernier, le parent d’un enfant mineur qui est blessé ou décédé en raison de la perpétration d’une infraction criminelle peut bénéficier de l’aide financière prévu à la Loi visant à aider les personnes victimes d’infractions criminelles et à favoriser leur rétablissement même si l’enfant mineur a contribué par sa faute lourde à ses blessures ou à sa mort ».

Par ailleurs, « une enquête peut être réalisée en présence d’un doute quant à l’existence d’éléments permettant d’établir la faute lourde (par exemple: des circonstances nébuleuses entourant la perpétration de l’infraction criminelle ou un article de journal) ». 

« Néanmoins, pour refuser une demande, la Direction générale de l’IVAC doit pouvoir démontrer par prépondérance de la preuve, la participation de la victime à l’infraction ou la commission d’une faute lourde. Si elle n’a pas assez d’éléments pour conclure à la faute lourde, la Direction de l’IVAC accordera le bénéfice du doute à la personne victime et acceptera sa demande de prestations », affirment les relations médias du Ministère.

« Le mobile ou les circonstances nébuleuses ne peuvent pas, à eux seuls, être retenus pour conclure à la faute lourde. Enfin, l’appartenance à un groupe criminalisé ne peut, à elle seule, justifier le refus d’une demande. »

Les relations médias du ministère de la Justice

« Précisions que nous entendons par faute lourde un comportement qui dénote une insouciance grossière et complète des conséquences des actes que pose cette personne, laquelle est à ce point probable et prévisible qu’il est à peine croyable qu’elle n’a pas accepté, en agissant ainsi, le dommage qui s’est réalisé », conclut-on au Ministère.

Un jeune plein de talent 

Jannai Dopwell-Bailey est décédé des suites de blessures subies lors d’une attaque au couteau perpétrée le 18 octobre 2021 au coin des avenues Van Horne et Victoria. Le jeune s’est ensuite réfugié à l’école Corona, située non-loin de là, afin d’obtenir de l’aide. Il est mort quelques heures plus tard à l’hôpital.

Jusqu’à présent, deux individus ont été arrêtés par les autorités dans cette affaire: un homme de 18 ans et un mineur de 16 ans.

Ce 25e homicide à survenir en 2021 a défrayé les manchettes à cause de publications sur les réseaux sociaux faites par des jeunes se revendiquant membres de gang. Ceux-ci narguaient alors les proches et amis de Jannai suite à son décès.

La façon dont les médias et les autorités ont traité le décès de l’adolescent, comparativement à l’attention accordée à l’assassinat du jeune Thomas Trudel quelques semaines plus tard, a quant à elle indigné Mme Dopwell.

Pour la mère de Jannai, le décès tragique de son fils n’est qu’un gâchis insensé. « C’était un jeune si talentueux. Il aimait divertir ses camarades à l’école et il était très doué en danse. Il avait des difficultés d’apprentissage, mais c’était un bon garçon », insiste-t-elle.

Mme Dopwell raconte que son fils a été transféré au Programme Mile End, situé dans l’école Coronation, pour l’aider avec ses difficultés d’apprentissage. « Je lui avais dit : « fais de ton mieux à l’école durant les deux prochaines années et puis après tu te trouveras du travail ». Il a commencé l’école en septembre et en octobre il est mort », relate douloureusement la mère du défunt.   

« Je ne dors plus la nuit. Et quand je ne dors pas, tout ce que je peux faire c’est penser à Jannai. C’était mon plus jeune. Mettez-vous à ma place. Toute cette histoire nous a fait énormément souffrir. »

Charla Dopwell

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