La semaine dernière, alors que les médias couvraient abondamment l’assassinat de Thomas Trudel, je me suis demandée: mais qui est ce jeune homme? Pourquoi son décès fait-il l’objet d’une telle couverture médiatique, quand d’autres jeunes, victimes également de meurtre, demeurent quasi invisibles? Une recherche m’a permis de constater ce qu’inconsciemment je redoutais: cet enfant assassiné était blanc
En juin dernier, la haute commissaire des droits de l’homme donnait une définition du racisme systémique en le qualifiant:
De « système complexe et interdépendant de lois, de politiques, de pratiques et d’attitudes, dans les institutions de l’État, le secteur privé et les structures sociétales qui, ensemble, produisent des formes, directes ou indirectes, intentionnelles ou non, en droit ou dans les faits, de discrimination, de différenciation, d’exclusion, de restriction ou de préférence ayant pour fondement la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique.
Le racisme systémique se manifeste souvent par des stéréotypes, préjugés et partis pris raciaux largement répandus et trouve souvent son origine dans l’histoire et les séquelles de l’esclavagisme, de la traite transatlantique des Africains réduits en esclavage et du colonialisme. »
Nul besoin d’une telle définition pour conclure que l’assassinat de Jannai Dopwell Bailey en comparaison avec celui de Thomas Trudel a été traité de manière différentiel par les autorités publiques.
Alors qu’elle a pourtant reconnu l’existence du racisme systémique au sein de la ville de Montréal, la mairesse de Montréal n’a pas jugé opportun de se rendre à la vigie tenue pour rendre hommage à Jannai.
Pourtant, accompagnée du chef de police de la Ville, la mairesse est allée déposer une gerbe de fleurs là où Thomas Trudel a été trouvé mort. On ne peut ignorer la force de l‘image: une mairesse et son chef de police qui se recueillent sur les lieux de la mort d’un jeune homme blanc alors qu’elle délègue les hommages à des conseillers pour honorer la mort de Jannai Dopwell Bailey, un jeune homme noir. Il n’y a pas d’ambiguïté dans le message comme le disait George Orwell: « Tous les animaux sont égaux, mais certains animaux sont plus égaux que d’autres. »
Ces actions sont une autre illustration de la reproduction d’un fait social: qu’on le veuille ou non, il semble que la vie de certains vaille bien plus que celle d’« autres. »
Ce discours s’insère dans un système complexe de pouvoir sociohistorique et politique qui ne fait que reproduire le racisme qui devient par conséquent systémique. On est à même de constater que ce qui est dit est tout aussi important que ce qui est tu. Ce sont des silences qui effacent, des silences qui excluent, qui marginalisent. Ces attitudes et ces pratiques de l’État ne sont pas négligeables, elles ont des conséquences sur la cohésion sociale.
Le gouvernement du Québec vient de lancer sa campagne publicitaire contre le racisme : « Au Québec, un groupe de jeunes noirs rassemblés dans un parc à la tombée de la nuit, on appelle ça : des amis québécois. Mettons fin aux préjugés. » Mais comment mettre fin aux préjugés lorsque le chef d’État ignore la mort d’un jeune noir alors qu’il souligne celle de Meriem Boundaoui et de Thomas Trudel, traitement différentiel, s’il en est? Pourquoi certaines morts mènent-elles à des actions politiques concrètes et d’autres non? Pourquoi faut-il attendre qu’une députée racisée dénonce ce traitement différentiel pour que la mort de ce jeune noir soit considérée dans le discours public? Comment on appelle « ça »? Une forme directe, intentionnelle ou non, de discrimination, de différenciation, d’exclusion, ou de préférence ayant pour fondement la race, la couleur : on appelle ça du racisme.
Ce traitement différentiel est bien visible dans le cas du décès de Thomas Trudel lorsqu’un ancien patrouilleur du service de police de Laval, devenu analyste en intervention policière dans les médias, souligne que l’adolescent « n’a pas du tout le profil d’être quelqu’un qui fait partie d’un gang, de par sa nationalité. » Ce discours n’est pas étranger aux traitements par les forces policières des personnes racisées qui sont trop souvent les victimes du profilage racial ou de la sur-criminalisation. Eh oui, le jupon dépasse. Les stéréotypes, préjugés et partis pris raciaux largement répandus refont surface.
D’un système à un autre, le racisme systémique se transmet comme un virus et les médias n’en sont pas exempts puisqu’ils sont interdépendants des autres systèmes qui perpétuent des pratiques et des attitudes qui promeuvent la discrimination, la différenciation, l’exclusion, ayant pour fondement la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique.
Un parallèle s’impose avec le concept de syndrome de la femme blanche disparue (Missing White Women Syndrom), dont nous avons récemment eu un exemple aux États-Unis avec l’affaire Gaby Petito, cette jeune influenceuse américaine disparue dont nous avons abondamment entendu parler. Ce syndrome prend acte de l’abondante couverture médiatique des disparitions de femmes ou de jeunes blanches de classe moyenne/supérieure, par opposition à la couverture famélique des disparitions des femmes racisées ou autochtones. Lorsque les disparations de ces dernières captent l’attention médiatique, la nouvelle se concentre sur les problèmes de la femme racisée ou autochtone disparue.
Or, le 13 novembre, Elisapie Pootoogook, une autochtone sans-abri de 61 ans, originaire de Salluit, a été retrouvée morte sur un chantier de construction proche du Square Cabot. Encore une fois, cette mort n’a pas fait de battage médiatique comme celle du jeune Trudel. Tout comme Raphael André, itinérant Innu décédé dans des circonstances similaires en janvier 2021, elle avait peur des forces de l’ordre, ce qui l’a amené à prendre le risque de se cacher. Elle aussi est morte gelée. Une coïncidence ou les conséquences d’un racisme systémique?
Par sa teneur, ses contenus et ses choix éditoriaux, la couverture médiatique tend à confirmer une hiérarchie raciale qui est inscrite dans l’inconscient collectif, hiérarchie que perpétue le racisme systémique. Comment se fait-il que Jannai et Elisapie soient effacés de l’histoire? Comment décidons-nous, comme société, des événements, des vies et des morts tragiques à inclure et de ceux à exclure de notre trame narrative sociale, de notre histoire? Qui se souviendra d’Elisapie et de Jannai, si les archives contemporaines que sont les médias négligent leur histoire?
Au-delà des campagnes médiatiques de sensibilisation, il faut reconnaître la mort d’Elisapie et de Jannai qui, eux aussi, sont des Québécois.es de plein droit. Au-delà du devoir de mémoire, comme le disait Jean Cocteau : « Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. »
Tamara Thermitus, avocate émérite, a négocié les termes de la Commission vérité et réconciliation du Canada.