Il est 10h du matin un mercredi de février et les tables sont presque toutes occupées dans le sous-sol d’église qui sert de locaux au Cap St-Barnabé, dans Hochelaga-Maisonneuve. On s’active dans les cuisines, tandis que plusieurs dizaines de personnes terminent leur déjeuner après avoir passé la nuit au refuge de l’organisme.
Ce tableau, on le voit se répéter chaque jour depuis des années dans les comptoirs alimentaires et les centres d’hébergement pour les personnes en situation d’itinérance, un peu partout à Montréal, mais aussi de plus en plus ailleurs au Québec. Ce qu’on ne soupçonne peut-être pas, c’est que les personnes vulnérables qui fréquentent ces lieux, ainsi que les employé·es et bénévoles qui y travaillent, ont vécu deux années infernales depuis le début de la crise sanitaire.
Les organismes contraints de « se revirer sur un dix sous »
« Il n’y a personne qui est en sécurité alimentaire totale. Personne. Durant la COVID, j’ai reçu des gens qui la veille avaient un emploi, tout allait bien pour eux. Personne n’est protégé contre cela. Le visage de l’itinérance, il n’y en a plus », affirme Lyne Charbonneau, intervenante et responsable des bénévoles et du dépannage alimentaire au Cap St-Barnabé.
Près de 24 mois plus tôt, on se préparait au pire en termes de sécurité alimentaire dans les divers organismes.
« Cela a vraiment explosé dans les premières semaines (de la pandémie). Avant on desservait seulement les personnes d’Hochelaga-Maisonneuve, mais après (le début de la crise sanitaire) on a décidé d’ouvrir ça à tous. Des gens qu’on n’avait jamais vus avant venaient d’aussi loin qu’Anjou pour obtenir de l’aide. »
Lyne Charbonneau, intervenante et responsable des bénévoles et du dépannage alimentaire au Cap St-Barnabé
Dans les premières semaines après l’arrivée de la COVID-19 au Québec, le Cap a vu doubler le nombre de personnes qui ont fait appel à son service de dépannage alimentaire. La situation s’est ensuite calmée pour revenir quelque peu à la « normale » durant l’été 2020, raconte Lyne Charbonneau, intervenante au sein de l’organisme. « Le monde qui venait d’Hochelaga a tout de même augmenté. On ne faisait plus le compte, on a ôté nos limites de personnes servies le matin et l’après-midi », souligne-t-elle.
À quelques kilomètres de là, dans le quartier de la Petite-Patrie, la pandémie a aussi bouleversé les pratiques des organismes.
Au Centre de ressources et d’action communautaire de La Petite-Patrie (CRACPP), il a fallu fermer l’épicerie solidaire dès les premiers jours de la COVID-19 à la mi-mars 2020. On attend encore sa réouverture, prévue sous toutes réserves au premier avril cette année.
« Il a fallu se retourner sur un dix sous », résume Nathalie Bouchard, directrice générale du CRACPP, parce qu’au même moment la demande pour de l’aide alimentaire a doublé. L’organisme s’est donc tourné vers la livraison des paniers de provisions, puis vers un mode hybride avec de la distribution sur place en dehors des locaux durant les mois qui ont suivi la première vague.
« Omicron a fait mal »
Puis en janvier dernier, un autre coup dur s’abat sur les organismes. Le variant omicron frappe de plein fouet les personnes vivant en situation d’itinérance et les travailleurs et travailleuses du Cap. Durant, la première semaine de 2022, une vingtaine de cas positifs de COVID-19 sont déclarés et pendant « deux semaines bordéliques », le Cap St-Barnabé est forcé de suspendre son service de dépannage alimentaire.
« Omicron nous a fait très mal. Ce fut très difficile pour certaines des personnes qu’on connait de se nourrir. »
Lyne Charbonneau
Le plus récent variant a aussi affecté le comptoir alimentaire du CRACPP, ses employé·es constatant une « grande recrudescence des demandes et une situation pire que jamais ».
Par ailleurs, selon Émile Boucher, adjoint à la coordination des services aux membres et bénévoles et responsable de l’épicerie solidaire, il faut démolir cette « fausse croyance » que les premiers assouplissements des mesures sanitaires et que le retour au travail se sont traduit automatiquement en une meilleure situation économique pour tous. « Les gens ont emprunté et se sont endettés [durant le confinement], alors même lorsqu’ils retournent au travail, ils n’arrivent pas à retrouver leur niveau de vie initial ».
Aujourd’hui, les services de dépannage alimentaire du Centre de la Petite-Patrie n’ont pas ralenti la cadence. « On est encore dans une demande qui est entre 75 et 100 % de fois plus élevée qu’avant la COVID », souligne M. Boucher. À peu près 150 paniers y sont distribués chaque semaine et nourrissent entre 200 et 220 personnes dans le quartier.
« Pour reprendre les belles paroles de notre premier ministre, moi je ne la vois pas « la lumière au bout du tunnel ». [ … ] Les gens vont continuer à vivre dans la précarité très longtemps. C’est dur de se relever financièrement d’une crise comme celle-là. »
Nathalie Bouchard, directrice générale, CRACPP
De leur côté, même si la situation s’est quelque peu replacée au Cap, la demande en sécurité alimentaire ne tarit certainement pas. La preuve : l’organisme a lancé des travaux d’agrandissement de ses réfrigérateurs pour y répondre.
COVID et sécurité alimentaire en chiffres
Selon le plus récent décompte fait par les organismes en sécurité alimentaire à Montréal et au Québec, la pandémie a laissé une trace indélébile sur le visage de l’insécurité alimentaire.
En effet, le Bilan-Faim de Moisson Montréal 2021 (il n’y a pas eu de décompte en 2020 à cause de la crise sanitaire), un sondage compilé auprès de 251 organismes partenaires dans la métropole, rapporte que 92 367 personnes ont été bénéficiaires du dépannage alimentaire, d’après des données compilées au cours du mois de mars 2021. Il s’agit d’une hausse de 35,3 % comparativement à 2019.
De plus 223 160 visites ont été effectuées aux services de dépannage alimentaire durant cette période, soit une hausse de 81,6 % par rapport à 2019, selon les organismes interrogés.
L’état des lieux fut tout autant sombre sur l’ensemble du territoire québécois cette dernière année, tandis que « du jour au lendemain, les Moissons et les banques alimentaires ont connu une augmentation de plus de 30 % de la demande d’aide alimentaire » et qu’on a fait « état d’une hausse importante des bénéficiaires de l’aide alimentaire, soit 22 % de plus qu’en 2019 », indique-t-on dans le Bilan-Faim 2021 monté par l’organisme Les Banques alimentaires du Québec.