
Au lieu d’investir, les entreprises canadiennes laissent dormir 800 milliards $ dans leurs coffres
La pandémie a renforcé la tendance à la « surépargne » des entreprises canadiennes. Les motivations de ce phénomène sont incertaines, mais ses causes sont plus claires : aides gouvernementales, baisses d’impôts et faibles salaires.
Les entreprises du Canada ont profité de la pandémie pour accroître fortement la richesse déposée dans leurs coffres. Leurs réserves de liquidités sont passées d’environ 530 milliards $ à un peu plus de 800 milliards $ entre le troisième trimestre de 2019 et la même période en 2021. Il s’agit d’un bond de 50 % en seulement deux ans.
C’est ce que montrent les calculs effectués par Julia Posca, chercheuse à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), à partir de données de Statistique Canada. Notons que ces chiffres concernent les entreprises privées non financières, c’est-à-dire celles qui produisent des biens et services, et non les banques, par exemple.
Cet argent accumulé par les entreprises représente une richesse qui ne retourne pas à la société, que ce soit sous la forme de réinvestissements, de salaires ou d’impôts, souligne en entrevue Julia Posca.
« On est dans une économie qui produit de la richesse, mais elle dort dans les coffres des entreprises. Il y a lieu de s’interroger là-dessus. »
Cette hausse rapide des liquidités épargnées pourrait avoir été favorisée par l’importante aide financière consentie aux entreprises par le gouvernement depuis le début de la pandémie : subventions salariales, prêts, soutien au loyer, etc. C’était déjà ce que suggérait l’économiste Mario Jodoin dans un billet paru en septembre dernier.
Ces aides « ont soutenu bon nombre d’entreprises et ont évité des faillites », reconnaît Julia Posca. Mais il y a aussi des entreprises « dont les bénéfices n’ont pas souffert de la pandémie, au contraire », rappelle-t-elle. C’est le cas notamment de plusieurs grandes entreprises, qui avaient davantage de marge de manœuvre pour faire face à la crise. Les aides gouvernementales « leur ont permis de maintenir le taux de profit, de continuer cette pratique [d’épargner beaucoup] et même de l’accentuer », analyse Julia Posca.
Elle émet ainsi l’hypothèse que ce sont surtout les plus grandes entreprises qui ont accru leur épargne. Elle précise toutefois que les données disponibles ne permettent pas de l’établir avec certitude.
Une « surépargne » favorisée par des compressions salariales et des baisses d’impôts
Qu’est-ce qui motive une épargne aussi importante? L’incertitude économique pourrait avoir joué un rôle, « mais en fait, c’est surtout une intensification d’une tendance qui précédait la pandémie », indique Julia Posca. En effet, c’est depuis le milieu des années 1990 que l’épargne des entreprises canadiennes gonfle de manière importante. Le Canada se classe d’ailleurs parmi les pays où cette tendance est la plus forte, comme le soulignait une note de l’IRIS en 2015.
On parle de « surépargne », parce que les liquidités accumulées ne sont « pas proportionnelles » aux investissements réalisés par les entreprises ni à la croissance du PIB, explique Julia Posca. De même, elles vont au-delà de ce qu’exige la prudence face aux « risques économiques réels », ajoute-t-elle.
Les motivations derrière une telle surépargne ne sont pas évidentes, indiquait l’IRIS dans sa note. Il pourrait notamment s’agir d’une stratégie développée par les entreprises cotées en bourse pour rassurer les investisseurs, selon l’Institut. Cette manière de faire se serait ensuite répandue dans l’économie générale, même si elle ne répond pas à une nécessité réelle.
Ce qui est plus clair, c’est le contexte économique qui a favorisé une telle accumulation de liquidités au Canada. « Dans les années 1990, on a assisté à une compression des salaires qui a permis d’accroître les bénéfices des entreprises », mentionne Julia Posca. Par la suite, ces taux de profit sont demeurés généralement stables. Or, à la même époque, puis à la fin des années 2000, les gouvernements ont accordé des baisses d’impôts aux entreprises du pays.
« Ce qui était attendu des entreprises, c’était qu’elles réinvestissent leur argent dans l’économie pour "créer de la richesse" », précise Julia Posca. Mais en fin de compte, « l’argent est accumulé plutôt que d’être redistribué ».
« La politique qui prône qu’il faut abaisser les impôts des grandes entreprises pour leur accorder une marge de manœuvre et ainsi les inciter à investir n’a plus aucune valeur », écrivait déjà l’IRIS en 2015.
Depuis plusieurs années, différents intervenants, comme la Banque centrale du Canada, encouragent les entreprises à verser plus de dividendes à leurs actionnaires plutôt que de continuer la surépargne. Mais pour Julia Posca, « les entreprises pourraient verser des salaires plus élevés à leurs employés plutôt que de dégager d’importants bénéfices qui sont ensuite transformés en "argent qui dort" dans leurs coffres ».