La gauche divisée

LETTRE D’OPINION | Deux tendances s’opposent : une gauche woke concernée par les questions identitaires; et une gauche « traditionnelle » rattachée à une vision universaliste et solidaire des rapports humains. La droite se réjouit de ce conflit interne et des contradictions qui s’ensuivent. Mais ces deux tendances sont-elles vraiment irréconciliables?

Les débats sont vifs au sein de la gauche aujourd’hui. Deux tendances s’opposent : une gauche woke concernée par les questions identitaires; et une gauche « traditionnelle » rattachée à une vision universaliste et solidaire des rapports humains. La droite se réjouit de ce conflit interne et des contradictions qui s’ensuivent. Mais ces deux tendances sont-elles vraiment irréconciliables?

Tant chez les adversaires de droite qu’au sein de la gauche, on met l’accent sur les divergences entre les deux tendances — dont il ne faut pas se cacher qu’elles sont bien réelles. Pourtant, pendant de longues années, plus spécifiquement, pendant l’éclosion du mouvement altermondialiste, toutes deux menaient leurs luttes sans hostilité. 

Les victoires des uns étaient les victoires des autres, chacun·es se spécialisant dans ses propres batailles et faisant confiance aux autres pour que le mouvement puisse marquer des points globalement. 

Depuis quelques années, des phénomènes comme #Metoo et Black lives matter ont permis au féminisme, à l’antiracisme et à la défense des minorités dans toute leur diversité de faire des avancées considérables. Il en reste bien sûr encore beaucoup à accomplir, et les victoires demeurent fragiles, mais ce grand mouvement international a rendu la vie plus profitable à des millions de personnes, leur a assuré une meilleure place dans la société et meilleure protection. 

Les victoires et après…

Ces victoires ont aussi mené à certaines postures qui soulèvent de vifs débats aujourd’hui : une intransigeance au nom de la pureté, une volonté de bannir et d’exclure, qui ont provoqué certaines des affaires parmi les plus commentées dans les médias chez nous, des spectacles SLĀV et Kanata de Robert Lepage aux démêlées de la professeure Lieutenant-Duval avec ses étudiantes et l’administration de son université. 

Dans Annulé(e), réflexion sur la cancel culture, la journaliste Judith Lussier relativise les condamnations, surtout par la droite, de la culture du bannissement. Elle démontre à l’aide de nombreux exemples à quel point certaines histoires ont été montées en épingle par la droite identitaire, avec à sa tête Mathieu Bock-Côté qu’elle cite abondamment, de façon à discréditer un mouvement qui a permis d’importantes avancées. Elle montre aussi à quel point il existe une culture du bannissement de droite dont on parle très peu et qui agit avec une grande efficacité. 

Pourtant, les malaises provoqués par les wokes sont bien réels et affectent directement certaines personnes progressistes. Ses effets sur l’enseignement supérieur ont été soulignés et ont même suscité la création d’une commission sur la liberté académique dans les universités, dirigée par l’ex-député Alexandre Cloutier. 

Les conclusions de cette commission ont reçu une approbation significative dans le milieu universitaire, entre autres dans les syndicats d’enseignant.es, tout en soulevant aussi des objections de certain·es enseignantes et enseignants qui ont parlé d’un cas de panique morale. Les conclusions ont tout de même l’avantage d’être claires. Dont celle-ci, par exemple : « toutes les idées et tous les sujets sans exception peuvent être débattus de manière rationnelle et argumentée au sein des universités. » Il faut espérer que la loi qui en découlera parviendra à réduire certaines tensions qui existent actuellement.

Les inquiétudes de la gauche dite « traditionnelle » ont aussi été exprimées dans des textes réunis par Rachad Antonius et Normand Baillargeon sous le titre Identité, «race», liberté d’expression, perspectives critiques sur certains débats qui fracturent la gauche. Cet essai rassemble un nombre suffisant d’intellectuel·les de différents horizons pour convaincre qu’il faut scruter attentivement ces malaises. Si certains auteurs s’adonnent au procès d’intention contre une pensée woke cernée sans trop de preuves à l’appui, la plupart des autres abordent des questions fondamentales tels les classes sociales, l’universalité, l’héritage des Lumières et du marxisme, et certains aspects discutables du postmodernisme. Des réflexions bien élaborées et qui s’imposent, qu’on soit d’accord avec elles ou non. 

Vers la réconciliation

Il est important de comprendre pourquoi les tensions entre les deux tendances de la gauche abordées dans ce texte ont été à ce point exacerbées. Pourquoi sommes-nous tombés dans le piège d’une hiérarchisation des luttes, qui a mené un parti à lancer des accusations contre des représentant·es de l’autre, mais aussi à accentuer certains problèmes, au point de créer du ressentiment et de briser une importante solidarité?

Certes, la gauche a eu de tout temps le rare talent de se diviser, de considérer la personne qui ne pense pas exactement de la même manière comme le pire adversaire. On sait à quel point de tels comportements ont favorisé des avancées de la droite. La leçon semblait plutôt bien retenue jusqu’à ces derniers temps. 

Il faut reconnaître, parmi les causes de division, l’effet néfaste des médias sociaux qu’il est de plus en plus difficile d’éviter. La lanceuse d’alerte Frances Haugen a bien expliqué que tabler sur la haine, la désinformation et la colère fait hausser le nombre de clics et demeure très rentable pour une entreprise comme Facebook. On a souvent souligné les conséquences négatives de messages et de posts lancés sur le coup d’émotions, mais restant fixés longtemps sur les écrans et lançant un cycle de répliques hostiles. Peut-être ne faudrait-il pas trop s’attarder sur ce canal de discussion?

Les deux essais mentionnés plus haut, tout dissemblables soient-ils, montrent bien qu’il est préférable d’aller au fond des choses, d’élaborer sa réflexion, puis de débattre sur ces bases, même si l’entente restera difficile. Échanger des arguments plutôt que des invectives reste la meilleure stratégie de réconciliation. 

D’autant plus qu’avec la montée de l’extrême droite et de l’autoritarisme partout dans le monde — un mal dont nous semblons protégé·es au Québec pour le moment, mais qui pourrait très bien traverser nos frontières —, il est particulièrement important de retrouver de bons terrains d’entente entre personnes qui, dans le fond, partagent plus de valeurs communes que de réelles divergences.

Claude Vaillancourt est président d’ATTAC-Québec

Auteur·e

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