Les élections dans les pays du Sud global n’intéressent globalement que très peu les grands médias – normal, direz-vous, puisqu’elles n’ont que peu d’impact chez nous. Un peu comme la notion de « mort kilométrique » qui veut que l’intérêt porté aux grandes tragédies se dilue au-delà de la ligne d’horizon de l’actualité internationale.
Après le mort kilométrique, l’élection kilométrique?
Et pourtant, ce premier quart du « siècle de l’information » dominé par l’expansion sauvage des réseaux sociaux facilite plus que jamais la censure et la manipulation politique, foyers d’une culture de l’annulation à une échelle bien supérieure à celle qui monopolise la conversation publique.
L’ingérence légitime à sens unique
Quelques heures à peine après l’annonce de la victoire des Sandinistes et du président Daniel Ortega, La Maison-Blanche considérait déjà que l’élection n’était pas légitime – un « pantomime », a déclaré officiellement Joe Biden. Idem pour l’Union européenne qui dénonce une absence de « garanties démocratiques » et demande le retour de la souveraineté du Nicaragua « à son peuple » – étrange requête au lendemain d’une élection remportée à 75% par le front sandiniste, un résultat loin des scores à l’unanimité soviétique habituellement décriés par l’axe occidental.
Des déclarations à l’hypocrisie difficilement qualifiables, au passage.
Faut-il rappeler qu’en 2018, le régime Trump (pourtant isolationniste, selon ses sympathisants) s’est rendu coupable d’une sanglante tentative de coup d’État contre le gouvernement Ortega. Au cours de la même année, le National Endowment for Democracy, un cousin pas trop distant de la CIA (et ancien employeur du chef du Parti Conservateur du Québec Éric Duhaime, NDLR) a canalisé 23 millions de dollars dans la région via un programme de financement d’initiatives « démocratiques » ciblant des pays d’Amérique latine gouvernés par des partis politique de gauche et/ou progressistes. Outre le Nicaragua, le Venezuela, la Bolivie et Cuba sont des pays où la NED est particulièrement active.
Meta/Facebook, sous-traitant du renseignement américain?
L’intertitre suggère une vaste théorie de complot sauce QAnon, mais je vous invite à poursuivre votre lecture – on ne discute pas suffisamment des dangers reliés à l’octroi d’un droit de vie ou de mort de la liberté d’expression à des entités privées plus puissantes que des États entiers. Pas plus qu’on aborde assez la possibilité que celles-ci se mettent au service des gouvernements les plus puissants de ce monde.
Autre aspect de l’élection largement ignoré par les grands réseaux d’information : de nombreux médias indépendants ont rapporté la censure de nombreux.se.s journalistes et militant.e.s nicaraguayen.ne.s par les plateformes de réseaux sociaux, principalement Facebook. Le 1er novembre, le responsable chez Facebook des « menaces de renseignement » Ben Nimmo vantait la fermeture de nombreux comptes qualifiés de fermes de troll sandinistes et de « bots » et donc inauthentiques ou, pire, automatisés. Dans les jours qui ont suivi, Twitter, TikTok et Instagram (aussi propriété de Meta, la nouvelle entité suprême souveraine des algorithmes) ont emboîté le pas, supprimant au total près de 1500 comptes appartenant pourtant à des individus et des organisations bien réelles.
Mais selon toute vraisemblance, aucun compte d’association ou individuel soutenant l’opposition pro-américaine n’a subi le même sort.
Mais qui est donc Ben Nimmo? Avant d’être embauché par l’empereur Zucc en février dernier, il a notamment occupé le poste d’attaché de presse de l’OTAN de 2011 à 2014. Il fut également un fellow senior du Conseil de l’Atlantique, véritable pseudopode de l’alliance militaire atlantiste. Il a également contribué à des articles pour le compte de l’Institut Montaigne, un think tank français qui compte parmi ses nombreux bailleurs de fonds les plus grandes banques de France ainsi que Vincent Bolloré, multimilliardaire et commanditaire médiatique d’un certain Éric Zemmour.
On m’accusera de me livrer à un exercice d’extrapolation exagéré, mais il serait fort naïf de considérer le tout comme étant impertinent et non-relié à l’embauche de Nimmo par Meta.
Les sanctions, forme meurtrière de #CancelCulture
Déjà en mars dernier, le Congrès introduisait un projet de loi intitulé RENACER Act (Reinforcing Nicaragua’s Adherence to Conditions for Electoral Reform Act), une initiative par ailleurs bi-partisane commanditée principalement par le sénateur démocrate Robert Menendez et soutenue notamment par son collègue Tim Kaine (ex-colistier d’Hillary Clinton en 2016) et les sénateurs républicains Marco Rubio et Ted Cruz, dont le caractère fauconnier n’est plus à démontrer. Actuellement présenté devant la Chambre des représentants, le projet de loi se veut ni plus ni moins qu’une déclaration de guerre économique contre le Nicaragua, proposant des sanctions et un blocus financier contre le petit pays d’Amérique centrale.
Histoire de faire plus ample connaissance avec Robert Menendez, soulignons qu’il est un des plus ardents défenseurs d’Israël au Congrès, ayant notamment agi comme co-commanditaire d’un projet de loi qui visait à criminaliser le boycott des activités israélienne par des citoyen.ne.s américain.e.s en Palestine occupée. Il est également un des plus féroces alliés du régime américain dans sa guerre contre Julian Assange, ayant personnellement demandé à Mike Pence en 2017 de faire pression sur l’Équateur afin que tombe l’immunité accordée au fondateur de Wikileaks. Il s’était également opposé au traité USA-Iran sur le nucléaire et fut un des grands défenseurs des sanctions contre l’Iran.
Combien de fois faudra-t-il rappeler le caractère meurtrier des sanctions économiques imposées par de nombreux pays occidentaux contre de nombreux États du Sud global? Présentées comme un moyen de faire pression sur des gouvernements « ennemis » pour favoriser un changement de régime, elles demeurent la principale cause de pauvreté des peuples les subissant, qu’on parle de Cuba, du Venezuela ou de l’Irak durant les années Saddam, pendant lesquelles un demi-million d’enfants sont morts – un crime contre l’Humanité « qui valait le coup » selon la secrétaire d’État de l’époque, Madeleine Albright.
Au-delà de la simple tactique d’ingérence dans des pays « dissidents », les sanctions tuent.
S’agit-il, ici, d’ignorer les abus de pouvoir apparents du gouvernement Ortega? Ou de passer sous silence la persécution policière envers des médias de l’opposition? Ce serait fort hypocrite, d’autant que le Nicaragua figure au 90e rang de l’Index de liberté de presse de Reporters Sans Frontières, et qu’il est qualifié de pays où le métier de journaliste reste « difficile ». Un argument-phare des partisans de la dé-légitimation des élections nicaraguayennes.
Pourtant, le pays se compare au Brésil, où règne encore sans trop de partage le régime néo-fasciste de Jair Bolsonaro, dans l’indifférence totale de la Maison-Blanche, que le locataire soit républicain ou démocrate.
L’élection probable du gauchiste Lula da Silva au Brésil en 2022 verra-t-elle autant de dénonciations?