Aujourd’hui, les faucons du gouvernement américain retournent au front devant un tribunal britannique pour, encore une fois, resserrer leurs griffes autour du fondateur de Wikileaks et pour le transporter vers le cœur de l’Empire où ils cherchent à le faire condamner en vertu du Espionage Act de 1917.
Malgré son nom qui suggère qu’il existe pour protéger l’intégrité des institutions à plus forte raison en temps de guerre, l’Espionage Act a surtout été utilisé comme arme de dissuasion massive contre la résistance politique au capitalisme et à l’impérialisme de plus en plus sauvages qui ont gangrené ce qui existait de réelle démocratie aux États-Unis.
Nombreuses furent ses victimes au cours de ses 104 années d’existence. Hormis les Assange, Edward Snowden et Chelsea Manning – un véritable triumvirat de la liberté de presse – c’est au cours de l’âge d’or du Péril Rouge que furent pourchassés nombre de dissident.e.s, surtout des socialistes et des anarchistes. En 1919, le journaliste Victor Berger, fondateur du Social Democratic Party of America, a été condamné pour ses éditoriaux contre l’interventionnisme américain durant la Première Guerre mondiale (il fut aussi le premier représentant socialiste au Congrès de 1923 à 1929). Accusé d’être un « traître » par le président Woodrow Wilson pour son opposition à l’expansion militariste américaine ainsi que pour ses activités syndicales, Eugene W. Debs, fondateur de l’International Workers of the World, a croupi dans une geôle durant trois ans. Il y a développé la maladie qui l’a emporté en 1926. La mythique militante anarchiste Emma Goldman s’est vue déportée en Russie après sa condamnation pour, résumons, l’ensemble de son œuvre.
L’hypocrisie des grands médias : l’élection de Donald Trump
Les révélations de Wikileaks, qui a été fondé par Assange en 2006, ont fait les choux gras des médias, qu’ils soient indépendants ou au service de l’establishment. Ses faits d’armes ont permis de dévoiler au grand jour des crimes contre l’Humanité qui resteront vraisemblablement à jamais impunis. Assange a permis de révéler les crimes de guerre commis par l’armée américaine en Irak et en Afghanistan (le déclencheur des persécutions contre Chelsea Manning), les techniques de torture à la prison Guantanamo Bay, les Saudi Cables sur l’étendue réelle et le fonctionnement de la dictature saoudienne et l’existence de campagnes militaires clandestines, illégales et immorales contre de nombreux pays tels le Yémen.
Mais c’est depuis la publication en 2016 de milliers de courriels provenant de la Convention nationale démocrate que les grands médias ont tourné le dos à celui qui a percé la carapace sous laquelle les USA et l’Occident ont perpétré nombre d’atrocités partout sur la planète en toute impunité, actes dont nous n’aurions probablement jamais eu vent ne fût-ce que par l’existence de Wikileaks. Le crime de lèse-majesté d’Assange? Avoir torpillé la campagne d’Hillary Clinton en faveur de Donald Trump et, pourquoi pas, avoir été un agent du gouvernement russe! La présidence Trump nous aura finalement montré une version décomplexée d’un régime politique américain fascisant et porte-étendard du suprémacisme blanc, mais les révélations d’Assange sur le Parti Démocrate auraient dû démarrer une vive discussion sur l’échec, l’hypocrisie et la perversion du bipartisme américain qui, au final, s’est vassalisé aux pieds des mêmes maîtres – Wall Street, les barons de l’énergie et le complexe militaro-industriel. C’est une conversation que refuse l’establishment médiatique américain, massivement rangé derrière l’un ou l’autre des deux partis. Et ce refus fait tache d’encre jusqu’ici, où nos propres médias et think tanks offrent un point de vue partiel et partial en faveur du Parti Démocrate, malgré un progressisme social de façade qui occulte sa nature profonde et qui profite à une élite choisie au détriment du plus grand nombre de citoyen.ne.s marginalisé.e.s et racisé.e.s.
Et l’ironie n’est jamais loin en politique américaine : après avoir dénoncé une ingérence russe dans le processus électoral de 2016, Wikileaks révélait en 2017 une grande opération d’espionnage de l’élection présidentielle française de 2012 par la CIA!
De héros à paria, Assange et Wikileaks sont désormais largement ignorés dans les grands médias, sauf pour des éditoriaux en faveur d’un procès pour espionnage, ou du moins qui remettent en question la portée de leur protection en vertu du Premier Amendement. Wikileaks est désormais largement considéré comme une source toxique – récemment, des documents internes de l’Organisation pour la prohibition des armes chimiques ont jeté un doute raisonnable sur la culpabilité de l’armée syrienne pour l’attaque chimique à Douma en Syrie en avril 2018, sans que le sujet soit décemment couvert. Pourtant, ces révélations ont considérablement perturbé la trame narrative de la guerre en Syrie, dont les victimes civiles se comptent désormais par millions!
Une « Éthique de la vérité »?
Le philosophe français Vladimir Jankélévitch a consacré une partie de ses travaux à déterminer une « éthique de la vérité » qui est fort intéressante à appliquer concernant le journalisme à l’heure de Wikileaks. Nombre de journalistes se refuseront, notamment, à utiliser la plateforme puisque les informations qui y sont colligées sont plus souvent qu’autrement obtenues par des moyens illégaux. Ne doit-on pas, à l’aune d’une véritable guerre menée contre le journalisme lui-même et contre les lanceurs d’alertes, repenser notre choix d’armes, d’autant que la gravité des révélations touche directement l’intérêt public? Les journalistes doivent-ils, par leurs choix, taire des atrocités commises par nos gouvernements au nom de la préservation de nos institutions?
Voilà des dilemmes fondamentaux auxquels nous devons réfléchir. Et c’est grâce à Julian Assange que nous y faisons face.
Mais il se trouve désormais entre les mains de la justice, et sa condamnation représenterait une dangereuse jurisprudence contre le journalisme d’enquête.
La moindre des choses, pour les grands médias, serait de l’appuyer inconditionnellement.