Début septembre, un message faisant la promotion d’un nouveau service de « liste noire » de locataires était affiché par un individu sur Facebook, dans un groupe privé de propriétaires d’immeubles locatifs.
« Landlord – Liste noire » donne la possibilité aux abonnés « d’ajouter vos locataires qui vous causent ou vous ont causés des mots de tête [sic] » et d’effectuer des recherches dans sa base de données.
À en croire la description sur le site, ce projet serait l’œuvre d’une « entreprise mondiale qui aide autant les propriétaires d’immeubles que les gestionnaires immobiliers à éviter des pertes ou des problèmes de location envers certains individus ».
Lors de l’inscription d’un locataire fautif, on peut y spécifier le « type de locataire » (« dérangeant », « personne agressive », « vendeur de drogue » ou « fait des choses illégales »), ainsi que des commentaires sur le paiement du loyer, la propreté des lieux ou la possession d’animaux.
Qui est derrière le site listenoire.ca ?
Le site lui-même est avare de détails. Sur la page « contactez-nous », on ne trouve qu’une adresse courriel et un lien vers une page Facebook. Notre enquête a toutefois permis de démontrer que ce service est associé à l’ex-candidat à la mairie de la ville de Rimouski, Frédéric Rioux.
Contacté par Pivot, M. Rioux affirme que le site compte une centaine de propriétaires inscrits, seulement pour le Québec. « C’est un projet international. Le site a aussi été lancé en France et en Inde », explique-t-il. Selon son propriétaire, il reçoit « une dizaine d’inscriptions par jour », pour un total de 200 à 250 entrées de locataires du Québec.
Nous n’avons pas pu confirmer ces affirmations. Le site affiche des résultats si au moins trois lettres du nom ou prénom, ou trois chiffres du numéro de téléphone, sont entrés dans la barre de recherche. Par exemple, « and » va retourner des résultats pour « André » et « Dandenault » s’ils sont présents. De la même façon, une recherche pour « 514 » retourne tous les résultats où un numéro de téléphone de cet indicatif régional a été inscrit. De multiples combinaisons ont été testées et nous avons obtenu en retour une trentaine de résultats.
Deux des résultats concernent des locataires d’un immeuble appartenant à M. Rioux et un autre concerne un deuxième immeuble situé à Rimouski. L’un des locataires est décrit comme étant « une personne qui va régulièrement en prison » et dont « le ménage est le moindre de ses soucis ».
Par ailleurs, nous avons noté des adresses à Montréal, Brownsburg-Chatham, Terrebonne, Québec et une en Inde comportant le commentaire « test data ». Cette entrée est possiblement due au fait qu’au départ, le site affichait avoir été développé par l’entreprise WebMobril, basée en Inde.
« On est là pour protéger les propriétaires », nous a dit M. Rioux en entrevue. Pour lui, expulser un locataire pour non-paiement de loyer est rapide, « mais s’il y a trois chiens [alors que c’est interdit sur le bail], cela va prendre des mois ». Le but du site serait d’informer les propriétaires « sur les mœurs des locataires. Est-ce [que le locataire potentiel] fait du bruit ? Est-ce qu’il vend de la drogue ? »
« Être propriétaire, c’est une business », dit-il. Un service comme le sien permettrait donc de « préserver son investissement ».
Questionné sur la façon dont il peut filtrer les fausses allégations, M. Rioux dit que les propriétaires sont invités à « mettre des détails et des photos. » Il dit être capable de filtrer les entrées « parce qu’il n’y en a que quelques-unes par jour ». Il rapporte que « les gens peuvent communiquer avec nous s’il y a une information erronée ».
Ni cette information ni la procédure pour effectuer un correctif ne sont actuellement indiquées sur le site Web.
M. Rioux n’en est pas à sa première version d’une liste noire de locataires. En juin 2018, sur Facebook, le frère de M. Rioux faisait la promotion d’un « registre des mauvais locataires du Québec ». L’adresse de ce site n’est plus en service. M. Rioux confirme avoir été impliqué et que son frère avait « créé le logiciel pour rmlq.info ». À l’époque, il trouvait que le terme « registre des mauvais locataires » était « trop diffamatoire ». Ce serait pour cette raison que le nom du site a été écarté et que le projet a été abandonné.
Un passé controversé
En 2017, Frédéric Rioux s’est présenté comme candidat à la mairie de Rimouski, au Bas-Saint-Laurent. Selon un communiqué cité dans le journal l’Avantage, il avait alors déclaré qu’« il n’y aurait nullement besoin de logements sociaux supplémentaires pour au moins les deux prochaines années. […] Il pourrait être efficace de subventionner des logements privés afin d’être équitables envers les propriétaires d’immeubles qui paient des taxes à la ville. »
Selon un reportage publié dans la presse locale, il a quitté la course pour des raisons familiales et professionnelles. Sa campagne avait été ébranlée par des reportages sur ses difficultés juridiques antérieures.
Dans un jugement de 2007, on apprend que M. Rioux aurait bénéficié de deux programmes gouvernementaux en produisant de faux documents. Cela s’est produit au début des années 2000, alors qu’il exploitait un commerce informatique. Le ministère du Revenu réclamait un remboursement et des pénalités. Le juge résume la situation en affirmant que M. Rioux a « menti régulièrement, constamment et couramment au cours de l’exploitation de diverses entreprises. »
Durant la campagne, TVA Nouvelles avait également dévoilé que M. Rioux faisait l’objet d’un recours judiciaire par la Société de l’assurance automobile du Québec. La SAAQ réclamait alors un montant de 180 000 $.
Ce n’est pas la fin des démêlés administratifs de M. Rioux. En 2018, il perd en appel alors qu’il s’opposait à une saisie par l’Agence du revenu du Québec. Le ministère réclamait des montants pour des revenus non déclarés sur quatre ans, s’élevant à près d’un million $.
La même année, selon un document de la Cour du Québec, M. Rioux et une autre personne sont condamnés à verser une amende pour avoir « donné lieu de croire qu’ils exploitent un établissement d’hébergement touristique à l’égard duquel la délivrance d’une attestation de classification a été refusée ».
Questionné à savoir si ces histoires nuisent à sa crédibilité et devraient inquiéter les propriétaires qui entrent leurs données personnelles en s’inscrivant sur son site, M. Rioux se défend en disant qu’« il faut connaître toute l’histoire ». Il ajoute que de toute façon, il n’a pas accès aux données de carte de crédit des utilisateurs inscrits, car c’est l’entreprise de solution de paiement en ligne Stripe qui les prend en charge.
Peut-on légalement créer une telle liste ?
Questionné sur la légalité de son service, M. Rioux déclare qu’il « existe déjà des listes noires. » Selon lui, dans chaque région, les « gros joueurs avec beaucoup de portes en tiennent. » Il dit en avoir déjà acheté, mais que celles-ci ne sont pas toujours à jour.
Pour lui, ce service serait légal, car il « ne collecte pas la date de naissance ou le NAS [numéro d’assurance sociale] ». « Le site est hébergé au Canada, mais la base de données est aux États-Unis », explique-t-il. « On a fait ça pour avoir la paix. »
Évangéline LeBlanc, conseillère en communication pour la Commission d’accès à l’information (CAI), affirme que le site listenoire.ca « contient des renseignements personnels. L’entreprise derrière ce site doit donc se conformer à la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé ». De plus, elle ajoute que « la Commission est préoccupée par cette situation et fera les vérifications qui s’imposent afin d’y donner les suites appropriées. »
La porte-parole de la CAI rappelle qu’une entreprise ne peut recueillir que les renseignements qui lui sont nécessaires et que ceux-ci doivent demeurer confidentiels. La personne qui a recueilli ces informations ne peut « les communiquer à des tiers sans le consentement de la personne concernée », sauf dans quelques cas précis prévus par la Loi.
La CAI explique que la Loi sur le privé prévoit des sanctions pénales en cas de non-respect et que l’adoption prochaine du projet de loi 64 « prévoit l’ajout de sanctions administratives pécuniaires importantes et la révision à la hausse des sanctions pénales. »
Mme Leblanc précise qu’à « ce stade-ci, la Commission ne peut pas se prononcer davantage sur la légalité de recourir à une liste noire de locataires. »
En 2016, le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada a émis un rapport suite à une enquête sur une liste de « mauvais locataires » créée par une société de gestion immobilière. Le rapport concluait que cette pratique contrevenait à la Loi fédérale sur la protection des renseignements personnels. La société de gestion avait été contrainte de cesser la collecte et de détruire sa liste.
La CAI nous a recommandé de contacter le Tribunal administratif du logement, qui nous a répondu dans un courriel laconique que « cela ne relève pas du mandat du Tribunal administratif du logement ».
Une liste dangereuse selon les groupes de locataires
Contactée à ce sujet, Marjolaine Deneault du Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ) affirme que l’organisme n’a « pas eu connaissance d’une liste qui soit réellement institutionnalisée au sein d’une compagnie ou d’une organisation quelconque, mais nous demeurons vigilants et signalons toutes les initiatives de ce type que nous croisons à la Commission des droits de la personne et de la jeunesse ainsi qu’à la Commission d’accès à l’information. »
Véronique Laflamme, du Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) dénonce ce genre d’entreprise qu’elle considère « très dangereuse ». La porte-parole explique que « le simple fait de se retrouver sur une telle liste » peut suffire à décourager des locataires de faire valoir leurs droits.
« Ce genre d’opération risque aussi de mettre un verrou de plus sur l’accès au logement de personnes déjà discriminées », ajoute-t-elle.
Les individus se trouvant sur une telle liste peuvent d’abord contacter l’entreprise et ensuite s’adresser à la CAI pour faire une demande d’examen de mésentente ou déposer une plainte.