
Samuel Bouron, maître de conférences en sociologie à l’Université Paris-Dauphine PSL, s’est infiltré dans le mouvement identitaire français pour l’étudier de l’intérieur. Son livre Politiser la haine raconte comment cette nébuleuse d’extrême droite a réussi à imposer ses idées dans le débat public français. Les causes sont multiples : des médias mainstream à la recherche de faits divers, un écosystème médiatique de droite financé par un milliardaire et des politicien·nes centristes qui reprennent les idées de l’extrême droite.
Le mouvement « identitaire » se développe en France au début des années 2000. Il est le fruit d’une stratégie pour se distancer de l’image qu’avait jusqu’alors l’extrême droite, qu’on pense aux mouvements de boneheads (des néo-nazis qui adoptent les codes vestimentaires de la sous-culture skinhead) ou à l’antisémitisme.
L’objectif de cette « dédiabolisation » – pour emprunter le terme utilisé par Marine Le Pen, du Rassemblement national – était de « réussir à tisser une toile beaucoup plus large, beaucoup plus mainstream, beaucoup plus grand public », explique Samuel Bouron en entrevue, ce qui « a amenés [les identitaires] à se moderniser ».
Des cultures incompatibles
Un des aspects de cette stratégie est d’adopter l’idée de l’« ethno-différentialisme » : cette idée selon laquelle y aurait des différences incompatibles entre certaines cultures découle des travaux du GRECE, un think tank d’extrême droite, et de son principal intellectuel, Alain de Benoist.
« C’est une première rupture avec […] le fascisme et le nazisme historique », explique Samuel Bouron, car les identitaires mettent de côté le racisme biologique. C’est-à-dire que le racisme est toujours bien présent, mais qu’il se définit sur le plan culturel.
« Si aujourd’hui, la société serait déclinante, selon eux, c’est parce que [d]es racines culturelles [différentes] seraient en train de se mélanger et qu’il faudrait, au contraire, épurer notre civilisation », explique Samuel Bouron.
Les identitaires appellent donc à une « remigration, c’est-à-dire à la déportation d’une partie de la population ».
Ces idées ont eu un impact important dans le paysage politique en France. « Aujourd’hui, ce qui me frappe », dit le sociologue, « c’est que dans les discours des élites politiques en France, ces idées identitaires qui étaient très marginales encore au début des années 2000 sont devenues relativement consensuelles ».
« Le premier ministre François Bayrou parle de “submersion migratoire”. C’est une expression qui est très proche de celle du “grand remplacement” », chère aux mouvances identitaires.
La stratégie du buzz
Les identitaires reprennent aussi au GRECE le concept de « métapolitique », inspiré du penseur marxiste Antonio Gramsci, c’est-à-dire l’idée que l’extrême droite doit d’abord gagner la bataille culturelle si elle veut prendre le pouvoir.
Les identitaires vont « appliquer ces idées par des moyens nouveaux », explique Samuel Bouron. Il appelle cela la « stratégie du buzz ».
Les identitaires vont « utiliser [des moyens d’action] qui étaient plutôt utilisés par les mouvements de gauche, l’agit-prop. [Ce sont] des actions symboliques qui vont attirer l’attention des médias [dans le but] de diffuser ses idées […] dans les médias grand public », raconte Samuel Bouron.
Imaginez un Greenpeace d’extrême droite et vous n’êtes pas loin.
« Ils trouvent un écho auprès des médias d’information grand public. »
Samuel Bouron
Le groupe identitaire le plus connu était Génération identitaire, créé en 2012 et dissout par le gouvernement en 2021.
Une des actions de ce groupe « a eu lieu au col de l’Échelle, à la frontière alpine entre la France et l’Italie », explique Samuel Bouron. « Ils avaient loué des hélicoptères, différents véhicules, ils avaient une énorme banderole et ils se sont mis en scène à cette frontière comme arrêtant des migrants qui entraient de façon illégale sur le territoire. »
L’efficacité de telles actions se mesure par la couverture médiatique dont elle bénéficie et l’impact qu’elle a sur les réseaux sociaux.
Les militant·es identitaires ont rapidement compris « qu’à moindres frais, finalement, ils parvenaient à être extrêmement visibles dans l’espace public ».
« Leur succès, d’une certaine façon, c’est d’avoir su tirer parti des avantages que leur offre l’écosystème médiatique moderne, qui est constitué à la fois des réseaux sociaux, de médias audiovisuels en quête d’audience et de faits divers, mais aussi de médias d’extrême droite qui se développent de façon exponentielle en France », analyse le sociologue.

Un écosystème médiatique de droite
Il y a en effet en France un écosystème médiatique de droite. Une grande partie de celui-ci est la propriété du milliardaire Vincent Bolloré.
« Vincent Bolloré, c’est un homme d’affaires français d’origine bretonne qui est parvenu à se construire un empire financier, notamment par des activités marchandes un peu obscures en Afrique, et qui a investi une partie de sa fortune dans la constitution d’un empire médiatique.
L’« insécurité » due à l’immigration est un sujet majeur pour l’empire Bolloré. Il met aussi de l’avant l’« union de la droite », c’est-à-dire une alliance entre les partis d’extrême droite Reconquête et le Rassemblement national et les partis de la droite conservatrice plus centriste, comme Les Républicains.
« Cette propagande fonctionne en excitant ces affects, cette haine, ce ressentiment et en dirigeant ces affects vers le camp opposé. »
Samuel Bouron
L’empire Bolloré comprend entre autres la chaîne d’informations en continu CNews, la radio Europe 1, le média écrit Journal du dimanche (JDD) et le plus gros conglomérat d’édition de livre en France, Hachette.
Cet écosystème permet de créer des carrières pour des éditorialistes et polémistes de droite. Ces personnalités ne sont « pas de grand·es journalistes, mais ce sont des personnes qui se sont construites comme animateurs et qui maîtrisent bien les logiques de l’audiovisuel », illustre Samuel Bouron.
Il nomme Pascal Praud, un ancien animateur de l’émission sportive Télé-Foot, et Cyril Hanouna, humoriste et animateur. Éric Zemmour a également eu son émission sur CNews avant de faire le saut en politique à la tête du parti Reconquête.
De plus, cette presse au rabais « fonctionne beaucoup sur les faits divers, sur les émissions de plateaux où on n’a pas forcément besoin de maîtriser les principes de l’information, mais surtout les principes du divertissement », rapporte le sociologue.
Des médias mainstream à la recherche d’audience
« J’observe en sociologue des médias que [l’écosystème médiatique de droite] ne suffit pas, en tout cas dans le cas français, à ce que [les idées d’extrême droite] se diffusent aussi massivement », note le chercheur.
C’est que les idées et les méthodes d’action des identitaires « trouvent un écho auprès des médias d’information grand public », dit-il.
Ces médias, et en particulier les chaînes privées et les chaînes de nouvelles en continu, sont à la recherche d’audience. « Les faits divers sont réputés faire une grande audience », dit-il, « parce qu’ils sont spectaculaires, parce qu’ils attirent l’attention ». De plus, ils coûtent moins cher et sont plus rapides à produire.
« Leur succès, c’est d’avoir su tirer parti des avantages que leur offre l’écosystème médiatique moderne. »
Samuel Bouron
Samuel Bouron a ainsi étudié l’augmentation importante de la part donnée aux faits divers, ces histoires anecdotiques de violence, dans les médias français depuis le début des années 2000.
« Les identitaires vont très bien le comprendre en faisant des actions assez spectaculaires avec des mises en scène », relate Samuel Bouron.
Le sociologue a aussi interviewé des programmateurs d’émission qui lui ont expliqué que « quand quelqu’un d’extrême droite est invité, tout de suite, ça fait une énorme audience. Et donc ça sert les intérêts de cette programmation médiatique ».
« Le mouvement identitaire ne se construit pas à travers un programme politique très bien constitué. Par contre, il va construire des symboliques à fort impact émotionnel, c’est-à-dire qu’il construit une opposition forte entre un “nous” qui serait les Français de souche, les Blancs, les masculinistes […] et face à eux, évidemment, les musulmans, les “wokes”, les féministes, etc. »
« En fait, c’est pour ça que mon livre s’appelle Politiser la haine : c’est que [cette propagande] fonctionne en excitant ces affects, cette haine, ce ressentiment et en dirigeant ces affects vers le camp opposé. »
Pour entendre notre entrevue avec Samuel Bouron et en apprendre plus sur le mouvement identitaire et sa stratégie de « métapolitique », écoutez le plus récent épisode du Bruit des bottes, disponible partout où on trouve de bons balados.




