Il y a quelques semaines, Sophie Durocher se moquait, sur les ondes de l’émission de Benoît Dutrizac à QUB Radio, que le Festival Filministes qui s’amorce cette semaine débute par une reconnaissance territoriale envers les peuples autochtones. Elle ironisait : « oui à la cause des femmes, mais après les autres! »
Pour la polémiste, la démarche des organisatrices démontrait une subordination de la cause des femmes aux luttes décoloniales. Ça prend tout un culot, de la part d’une chroniqueuse dont les segments respectent rarement le test de Bechdel, pour prétendre que les femmes autochtones ne sont pas des femmes.
Pour les dur·es d’oreille au fond de la classe, je le répète : le Québec a un problème de suprémacisme blanc.
Il serait trop facile de critiquer Durocher seule pour son attitude raciste. J’ai peine à croire qu’elle soit la seule femme blanche à partager ce sentiment qu’au 21e siècle, les enjeux féministes seraient plus souvent qu’autrement subordonnés à des causes anti-oppressives plus vastes. Je dirais même que la majorité des féministes québécoises ne comprennent pas pourquoi la décolonisation, l’antiracisme, la lutte à l’homophobie et la transphobie sont en fait des luttes féministes.
Nombre de Québécoises demandent encore aux femmes qui ne sont pas blanches, cis, hétéro, non-handicapées et alouette de nier des parties de leur existence pour se réfléchir comme féministes. À leurs yeux, toutes ces luttes sont une distraction par rapport aux véritables enjeux de notre siècle : qui change les couches et fait la vaisselle dans le couple (hétérosexuel).
Un problème qui date
Le féminisme blanc a une longue histoire au pays. Par un pur hasard, je fouillais justement les racoins de notre passé dans les derniers jours et je suis tombée sur des documents qui rappelaient les enjeux entourant la Conférence des femmes indochinoises de Vancouver en 1971.
Il s’agissait de la première rencontre nord-américaine d’une délégation de femmes principalement vietnamiennes, qui avaient tenu une suite de conférences féministes internationales dans le contexte de la guerre du Vietnam. Organisée par des féministes canadiennes, la conférence avait été jugée trop axée sur les revendications des femmes canadiennes par le Black Panther Party, au détriment d’un effort international de coalition.
Aux yeux de bien des féministes, toutes les autres luttes sont une distraction par rapport aux véritables enjeux de notre siècle : qui change les couches et fait la vaisselle dans le couple hétérosexuel.
En réaction, le groupe anti-raciste américain s’était offert une journée entière avec la délégation asiatique, au détriment des organisatrices du congrès qui avaient perdu la trace de leurs invitées! Plusieurs Canadiennes avaient alors dénoncé l’attitude « impérialiste » des Black Panthers – ça ne s’invente pas.
À aucun moment, les féministes locales n’ont considéré que la guerre du Vietnam puisse être l’enjeu féministe le plus important pour cette région et qu’en ce sens, les femmes de la délégation avaient elles-mêmes intérêt à renforcer leurs appuis dans la société américaine.
Pourtant, quand les bombes pleuvent, les priorités changent et les luttes des femmes du Nord global peuvent paraître beaucoup plus spécifiques qu’universelles.
Celles qui font l’avenir du féminisme
Plus de 50 ans plus tard, nous nous trouvons au même croisement, mais cette fois, le leadership de certaines semble porter fruit.
Cette année, par exemple, la Fédération des femmes du Québec nous invite à joindre l’appel du 8 mars de Femmes de diverses origines et à marcher en solidarité avec les femmes palestiniennes.
Nous ne serons libres que lorsque tou·tes le seront.
Plus encore, je veux souligner l’inlassable travail de coalition mené par Qween Jean, une militante exceptionnelle de New York.
Dans les mobilisations qui ont suivi le meurtre de George Floyd en 2020, un groupe a commencé à se réunir quotidiennement sous son initiative devant le mythique Stonewall Inn pour ajouter un simple mot au cri de ralliement du mouvement : « Black Trans Lives Matter ». Ce groupe est devenu le Black Trans Liberation Front, une organisation révolutionnaire dans la tradition du féminisme noir américain.
Loin de porter la seule cause des personnes trans noires, Qween Jean a plutôt saisi l’opportunité de réitérer que toutes les vies noires comptent, ouvrant la voie à de nouvelles coalitions de lutte anti-racistes et féministes.
Convaincue que nous ne serons libres que lorsque tou·tes le seront, elle s’engage inlassablement dans la lutte. Depuis octobre dernier, elle mène une campagne acharnée en faveur d’un cessez-le-feu et pour la libération palestinienne. Sous son initiative, et malgré le harcèlement policier, des dizaines de manifestations et d’actions de perturbation ont eu lieu dans la Grosse Pomme.
La dignité comme fondement de la libération
Qween Jean n’est pas une héroïne ou une figure messianique. Elle croit simplement à la dignité fondamentale de chaque être humain et reconnaît sa responsabilité historique de la protéger. Elle n’est pas seule non plus dans ce mouvement, et derrière elle s’activent une foule de militant·es anonymes, de leaders communautaires et d’artistes.
Mais elle a ce talent pour rallier les foules avec cette alchimie d’amour et de rage dont elle a le secret. Calme et déterminée, elle inspire le respect et la confiance par une qualité qui est devenue au centre de mon propre militantisme : la dignité.
Se tenir droites, fières, dans toutes nos complexités, nos ambitions, nos blessures.
Devant les tentatives de la droite de nous diviser, devant l’idée que le génocide des Palestinien·nes est acceptable, devant la rhétorique nationaliste qui demande l’homogénéité sociale et culturelle, devant la violence coloniale, devant la rhétorique des médecins et des spécialistes qui « défendent » les personnes trans en nous infantilisant; notre seul refuge, c’est la dignité.
Si le féminisme a un avenir, il me semble que cette notion devra revenir au centre de nos préoccupations. Reconnaître notre propre dignité, d’une part : l’investir vraiment, guérir de la honte et de la violence qui s’est enracinée en nous, dans tout ce que ça a de douloureux. Puis comprendre comment on en a été privées et agir pour la défendre.
Se tenir droites, fières, dans toutes nos complexités, nos ambitions, nos blessures. Assumer pleinement qui nous sommes, intégralement, sans chercher à nous défaire de notre transitude, de notre lesbianisme, de notre racisation, de notre statut migratoire ou socioéconomique pour être respectées et avoir droit à la solidarité.



