
Ottawa a payé 1,4 milliard $ en cinq ans aux firmes privées de conseil
Les grands cabinets comme McKinsey touchent des millions en argent public, au détriment de l’expertise de la fonction publique et pour des résultats dont on ne connaît pas grand-chose.
Le gouvernement fédéral a payé 1,44 milliard $ au cours des cinq dernières années en contrats à des firmes privées de conseil. Bien que McKinsey & Company ait fait la manchette ces derniers mois, ce n’est pas elle qui a empoché le plus d’argent public : elle se retrouve uniquement au sixième rang, derrière les firmes qu’on appelle les « big four » ainsi qu’Accenture. C’est ce qui ressort des données produites par des chercheur·euses de l’Université Carleton que Pivot a colligées.
Les « big four » ou « quatre grandes » sont les quatre principales firmes privées de conseil au niveau mondial : Deloitte, Ernst & Young (EY), KPMG et PricewaterhouseCoopers (PwC). À elles seules, elles ont obtenu plus d’un milliard $ en contrats publics du gouvernement fédéral entre les années fiscales 2017-2018 et 2021-2022.
La palme revient à Deloitte, qui a récolté 508 millions $. En deuxième place, on retrouve l’entreprise PricewaterhouseCoopers qui a mis la main sur 432 millions $. En troisième place, Accenture a cumulé 255 millions $ en contrats. La fameuse firme McKinsey & Company arrive en sixième place, avec un total de 44 millions $.
C’est Emploi et Développement social Canada (EDSC) qui arrive en tête de liste des clients fédéraux ayant dépensé le plus d’argent public en contrats avec des firmes privées de conseil. On estime que EDSC a dépensé 19 millions $ pour l’année 2017-2018. En 2021-2022, ce montant s’élève à près de 133 millions $.
Ces chiffres proviennent d’un projet initié par des chercheur·euses de l’École de politique publique et d’administration de l’Université Carleton (UC) à Ottawa, qui ont analysé des données ouvertes du gouvernement du Canada.
L’analyse débute en 2017 puisque c’est la première année où tous les départements et ministères ont rendu leurs données accessibles, comme l’explique la méthodologie exposée sur le site Web govcanadacontracts.ca.
Méthodologie
Il est important de noter que ces chiffres ne représentent qu’une approximation du montant réel déboursé par le gouvernement fédéral au cours des cinq dernières années. Les chiffres calculés par les chercheur·euses de l’UC sont obtenus en répartissant la valeur totale des contrats signés sur la période couverte par les contrats en question. Ces chiffres présument donc une dépense constante sur la durée du contrat.
Pour illustrer, prenons un contrat hypothétique entre le gouvernement et McKinsey & Company, signé le 1er janvier 2020, se terminant le 31 décembre 2021 et d’une valeur de 24 000 $. Dans ce cas, les chercheur·euses ont échelonné ce montant sur deux ans, ce qui donne une dépense de 1 000 $ par mois.
De plus, les sommes présentées ici excluent une partie du montant de certains contrats dont la date de fin est dans le futur (par exemple un contrat de 14,4 millions $ signé avec la firme KPMG, qui a débuté en 2022 et doit se terminer en août 2025).
Enfin, dans certains cas, comme les contrats de services informatiques, le montant affiché dans les documents publics est le montant maximal qui peut être réclamé par l’entreprise pour ses services. Le montant n’est pas toujours amendé à la fin du contrat pour refléter les dépenses réelles, qui restent donc inconnues.
Mais à quoi servent ces contrats?
Les contrats octroyés à la firme McKinsey & Company font l’objet d’une enquête au Comité permanent des opérations gouvernementales et des prévisions budgétaires (OGGO). Lors de son témoignage devant ce comité, la professeure Amanda Clarke de l’Université Carleton déplorait la piètre qualité des informations disponibles sur les contrats avec les firmes de conseil.
Un problème qu’elle soulève est l’absence de données publiques sur les « livrables », c’est-à-dire les services ou produits concrets attendus dans le cadre de ces contrats. On ne sait donc pas clairement ce qui a été reçu en échange des millions $ d’argent public versés aux firmes privées de conseil.
Ce manque de transparence fait en sorte qu’on ne sait pas non plus si des ministères différents paient ces firmes pour refaire le même travail.
En réponse à nos questions sur les services fournis, Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC) nous a envoyé les descriptifs des contrats pour lesquels nous demandions plus d’informations.
Amanda Clarke a aussi témoigné de son inquiétude face à la perte d’expertise dans la fonction publique que nourrit un recours aussi important aux firmes privées. « Plus ils sous-contractent, plus les gouvernements deviennent ignorants. C’est un cercle vicieux où vous contractez davantage parce que vous n’avez pas les connaissances. »
De plus, la professeure Clarke explique que puisque l’État compte sur ces consultants privés en gestion, il « ne fait pas le difficile travail d’enquêter sur les raisons pour lesquelles notre fonction publique n’est pas capable d’offrir [ces services] ».
Le service de relations avec les médias du ministère explique que SPAC « a fait appel à ces fournisseurs afin de soutenir les fonctionnaires qui travaillaient sur ces projets importants. Cette pratique n’a pas été utilisée pour remplacer le travail traditionnellement effectué par les fonctionnaires, mais simplement pour l’améliorer ou le soutenir en obtenant des services au meilleur rapport qualité-prix pour l’État et les contribuables », selon SPAC.
Nous aurions aimé avoir une copie du rapport de fin de mandat de ces contrats. On nous a répondu que cela n’était pas possible « puisqu’il s’agit de renseignements confidentiels qui ne peuvent pas être communiqués publiquement. […] La violation d’informations confidentielles pourrait compromettre la réputation du Canada en tant que partenaire de confiance, mettre en péril de futures opportunités d’affaires avec des fournisseurs et présenter des risques juridiques pour le Canada. »