Financements « innovants » pour l’égalité de genre : vers la privatisation du développement international?
Pour régler les problèmes liés au domaine du développement international, notamment pour réaliser ses objectifs féministes, le Canada encourage dorénavant des outils de financement « innovant » qui mobilisent de l’argent d’acteurs privés. Ces stratégies « innovantes » permettent-elles de mieux faire face aux crises du développement ou sont-elles une néolibéralisation de la solidarité?
Les besoins financiers augmentent à l’international, que ce soit en raison des changements climatiques, de l’augmentation des violences généralisées envers les femmes ou des crises économiques successives. Pourtant, la proportion du revenu national brut (RNB) canadien redistribuée aux pays des Suds augmente très peu au fil des ans. Le Canada octroie 0,37 % de son RNB à l’assistance internationale, alors que la cible établie en 1970 par une majorité de pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) est de 0,7 %, soit le double.
À défaut de respecter cet engagement, le gouvernement canadien a proposé d’utiliser une partie des sommes destinées à l’aide publique au développement pour mobiliser de l’argent du secteur privé. Cette nouvelle tendance est connue sous le nom de « financement innovant ». L’utilisation de ces différents instruments tels que la finance mixte et les investissements à impact genré (GII) est encouragée par Ottawa comme un moyen prometteur pour rejoindre les cibles de sa Politique d’assistance internationale féministe et pour atteindre les objectifs de développement durable ciblés par les Nations unies.
Un seul problème : ces outils, même s’ils sont promus par plusieurs acteurs du secteur, n’ont pas fait leurs preuves. Certain·es sceptiques remettent en question le potentiel réel de ces partenariats de réduire la pauvreté et réaliser la justice de genre.

La convergence des luttes populaire sera le sujet d’un atelier lors de la conférence La Grande Transition.
L’événement international La Grande transition est de retour à Montréal du 18 au 21 mai 2023 et présentera plus de 150 conférences à l’Université Concordia. Cet événement majeur rassemblera des expert·es en développement durable, des entrepreneur·es et des citoyen·nes engagé·es pour discuter et réfléchir à la transition hors du capitalisme, pour une alternative sociale et économique qui soit écologique, féministe, égalitaire et démocratique.
Pour en savoir plus : lagrandetransition.net
Les investissements à impact et le Fonds Égalité
Prenez, par exemple, l’investissement à impact genré, de plus en plus populaire dans le monde du développement. Ce financement à impact fait partie d’une sous-catégorie d’investissement « durable » ou « éthique » qui intègre des facteurs et des objectifs liés au genre dans les stratégies d’investissement afin d’augmenter les rendements et d’avoir un « impact » sur l’égalité des genres.
Cette stratégie est d’ailleurs utilisée par une organisation canadienne qui retient l’attention : le Fonds Égalité. Le Canada a créé en 2019 un partenariat « unique en son genre » avec ce fonds qui a pour objectifs de soutenir les mouvements féministes et organisations des Suds globaux.
Le Fonds Égalité, avec sa structure et son fonctionnement plutôt complexe, a piqué la curiosité de plusieurs. Non seulement parce qu’il a reçu une contribution légendaire de 300 millions $ de la part d’Affaires mondiales Canada, la plus importante jamais faite à une organisation de soutien aux mouvements féministes, mais également du fait qu’il utilise un portfolio d’investissement axé à 100 % sur les impacts de genre.
« Les investissements à impact genré ne font que refléter une tendance générale qui prouve que les grandes entreprises se retrouvent au centre de tout. »
Nancy Kachingwe, militante féministe zimbabwéenne
Néanmoins, plusieurs activistes féministes à travers le monde, dont les membres de l’Association pour les droits des femmes dans le développement, questionnent l’investissement à impact comme manière efficace de soutenir leurs organisations de défense des droits des femmes. Elles jugent que ce type d’outils encourageant la présence du privé risquent de détourner l’attention des causes structurelles des inégalités fondées sur le genre et pourraient même contribuer à exacerber des inégalités déjà présentes, plutôt qu’à les éradiquer.
Rien d’innovant, rien de nouveau
Dans quelles mesures ces solutions et stratégies représentent-elles réellement une « innovation »? Les recherches sur le sujet sont claires : ces solutions ne sont pas nouvelles.
De plus, l’implication du secteur privé, et maintenant graduellement du secteur financier dans le domaine du développement international a des répercussions sur la réalisation des objectifs de développement et sur la redistribution transparente, efficace et juste des richesses.
Les problèmes liés à la participation du secteur privé dans le développement et la promotion d’outils financiers sont les mêmes qu’il y a 30 ans. Bien qu’ils soient connus, ils sont trop peu mentionnés lorsqu’on présente ce type de solutions « innovantes » aux enjeux de développement et surtout aux enjeux féministes. Certaines de ces lacunes sont justement explicitées par les membres du Projet de Financement mixte : « manque de transparence, coût élevé, outils complexes à comprendre, normes d’encadrement et d’analyse non établies, des mesures qui profitent aux élites et pratiquement jamais aux “plus pauvres des pauvres” ».
Ce type d’outils encourageant la présence du privé risquent de détourner l’attention des causes structurelles des inégalités fondées sur le genre.
La militante féministe zimbabwéenne de l’Association pour les droits des femmes dans le développement Nancy Kachingwe explique dans un rapport récent : « Les investissements à impact genré ne font que refléter une tendance générale qui prouve que les grandes entreprises se retrouvent au centre de tout. Je prédis que la financiarisation et la privatisation prendront le dessus à mesure que de nouveaux flux de revenus seront créés à partir de secteurs comme l’éducation, et par le passage constant du public au privé. Cette tendance s’inscrit dans la lignée des programmes de néocolonisation et de recolonisation. »
Réfléchir les alternatives
Les tendances actuelles en matière de financement du développement présentent donc des contradictions fondamentales et d’énormes faiblesses. Le panel sur ces questions présenté à La Grande Transition est l’opportunité d’en apprendre plus sur les lacunes que comportent ces outils “innovants” et de discuter de la position canadienne en matière de financement de l’égalité de genre ainsi que de la place, de plus en plus grande, laissée au secteur privé.
Il s’agit d’une occasion pour réfléchir aux alternatives, réellement transformatrices (et réalisables), à cette tendance inquiétante et aux failles du système capitaliste.
Julie St-Pierre-Gaudreault est finissante à la maîtrise en développement international et mondialisation avec une spécialisation en études féministes et de genre à l’Université d’Ottawa.
Dr Susan Spronk est professeure agrégée à l’École de développement international et mondialisation de l’Université d’Ottawa.