L’industrie du sexe soulève des débats houleux en société : alors que plusieurs organismes militent pour la décriminalisation complète de la pratique, d’autres, au contraire, la jugent résolument anti-féministe et tiennent à sa prohibition. Au-delà des débats idéologiques, plusieurs constats montrent que la décriminalisation constituerait la meilleure manière de protéger la santé et la sécurité des personnes travaillant dans l’industrie.
Au Canada, le travail du sexe n’est pas illégal, mais plusieurs lois encadrent ces activités. Il est par exemple illégal d’acheter des services sexuels, mais pas de les vendre.
Depuis 2014, le Canada s’est doté de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes de l’exploitation. Si cette loi vise à protéger contre les abus sexuels, elle aurait également pour effet de miner la sécurité des personnes travaillant dans l’industrie.
C’est du moins la position que défend Rowan Mercille, intervenant·e du Programme Travail du sexe chez l’organisme RÉZO. « Cette loi met volontairement le plus de bâtons dans les roues aux travailleur·euses du sexe. Elle dit que techniquement, vendre un service sexuel, c’est correct, mais que tout ce qui l’entoure est illégal. »
En effet, plusieurs éléments sont criminalisés par la Loi : la communication entourant le travail, le proxénétisme ou encore l’implication d’un tiers parti.
« C’est une loi qui met des gens dans une position criminelle. »
Maria Nengeh Mensah, professeure de travail social à l’UQAM
« Avec cette loi-là, je n’ai même pas le droit de texter l’adresse d’un client à mon ami·e par mesure de sécurité [pour qu’iel sache où je suis]. C’est un truc que beaucoup de travailleur·euses du sexe utilisent, mais selon la Loi, c’est considéré comme l’utilisation d’un tiers parti, et c’est illégal », explique Rowan Mercille.
« Tu peux faire de la prison, perdre ton appart, la garde de tes enfants. »
Une pratique qui s’exerce dans la clandestinité
La Loi actuelle incite les personnes travaillant dans l’industrie à le faire de manière clandestine. Elles seraient ainsi plus susceptibles d’être victimes d’exploitation.
Les client·es, criminalisé·es, seraient plus stressé·es par l’échange, et moins à même de fournir leurs informations personnelles, rendant plus difficile pour les travailleur·euses du sexe de les retracer en cas de problème (des abus ou un vol, par exemple). « Ça crée des problèmes de sécurité pour les travailleur·euses du sexe », affirme Rowan Mercille.
Pour l’organisme Stella Montréal, qui soutient les travailleuses du sexe, la Loi empêcherait les travailleuses de demander de l’aide aux forces policières en cas d’abus, par peur de conséquences judiciaires et de représailles. Cela occasionnerait un milieu de travail fermé, d’autant plus propice aux abus, car non réglementé.
« En réglementant la pratique, on pourrait dénoncer les employeurs ou les clients qui ne respectent pas nos droits. »
Mélina May, membre du CATS
« On a des décennies d’études qui démontrent que la criminalisation rend plus difficile la dénonciation de vols, d’agressions et de violences. Comment les travailleur·euses peuvent avoir confiance en la police, si celle-ci les criminalise? » questionne Maria Nengeh Mensah, professeure titulaire à l’École de travail social et à l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM.
Différencier travail du sexe et exploitation sexuelle
Le point de vue abolitionniste, qui souhaite voir toute forme de travail du sexe criminalisée, défend l’idée que ce travail serait essentiellement fondé sur une relation de pouvoir. Selon les défenseur·es de l’approche abolitionniste, interdire le travail du sexe permettrait de protéger contre l’exploitation, la violence ou la traite humaine.
Pour Mélina May, qui est militante au sein du Comité autonome du travail du sexe (CATS) et travailleuse du sexe, le problème de la criminalisation est qu’elle traite toutes les personnes travaillant dans l’industrie comme des victimes.
« Je ne veux pas passer sous silence les exploitations qui existent dans le travail. Mais il faut qu’une distinction claire et nette soit faite entre travail du sexe et trafic humain. Les travailleur·euses du sexe, ce qu’on a besoin, c’est qu’on nous donne les moyens de travailler en toute sécurité! » défend Mélina May.
« Tu peux faire de la prison, perdre ton appart, la garde de tes enfants. »
Rowan Mercille, intervenant·e chez RÉZO
Pour Rowan Mercille, qui est également pour la décriminalisation et contre l’exploitation, le problème du point de vue abolitionniste est qu’il ne laisse pas de place pour les travailleur·euses qui trouvent leur compte dans le travail du sexe. « La décriminalisation, contrairement à la criminalisation, est là pour toutes les personnes, qu’elles souhaitent rester ou sortir du travail du sexe », affirme-t-iel.
« On a des lois pour protéger contre les différents abus, que ce soient des abus physiques, économiques ou psychologiques. Pourquoi les personnes qui font le travail du sexe devraient avoir des lois spécifiques? » demande la professeure Maria Nengeh Mensah
« C’est une loi qui met des gens dans une position criminelle, qui les peint directement comme victimes. »
Les demandes d’organismes comme le CATS se joignent d’ailleurs avec des demandes plus larges, comme celle de régulariser le statut des personnes migrantes, qui sont bien souvent victimes de raids policiers sur les lieux où elles travaillent. « Ça occasionne des déportations des travailleuses migrantes, des emprisonnements, etc. », explique Mélina May.
« La Loi permet au gouvernement de cibler les gens qu’il ne veut pas voir sur ses terres », croit la militante.
La décriminalisation comme premier pas
Actuellement, les lois qui encadrent le travail du sexe sont des lois criminelles. « Ce qu’on demande, c’est que ça passe du domaine criminel au domaine du travail », explique la membre du CATS.
Pour le groupe, en encadrant le travail du sexe, de meilleurs mécanismes pourraient être mis en place afin de protéger les travailleur·euses. La militante mentionne entre autres des mécanismes de protection en santé sexuelle, un accès plus facile au dépistage, et d’autres avantages sociaux comme un accès à l’assurance-emploi.
« En réglementant la pratique, on pourrait dénoncer les employeurs ou les clients qui ne respectent pas nos droits », affirme Mélina May.
« Je ne veux pas passer sous silence les exploitations qui existent dans le travail. »
Mélina May
La Nouvelle-Zélande et la Belgique sont actuellement les deux seuls pays au monde où le travail du sexe est complètement décriminalisé. Les personnes travaillant dans l’industrie y ont les mêmes droits que n’importe quel·le autre travailleur·euse. En cas d’abus, elles peuvent porter plainte. En 2015, en Nouvelle-Zélande, pour une première fois dans l’histoire, un homme a reçu une amende de 400 $ pour avoir retiré le condom lors d’un rapport sexuel avec une travailleuse du sexe, sans son consentement.
« Les ressources qui sont mises en place actuellement par le gouvernement du Canada pour freiner les travailleur·euses du sexe, c’est beaucoup d’argent. Cet argent pourrait être utilisé pour améliorer nos conditions de travail et contribuer à notre sécurité », défend la militante Mélina May.
Modification : Les propos de Mélina May concernant l’incarcération des personnes abusant des travailleur•euses du sexe ont été modifiés pour mieux refléter l’opposition du CATS à l’institution carcérale. (10-03-2023)