Hommage à Carole Laganière, cinéaste

CHRONIQUE | Dans les films de la documentariste, qui nous a quitté·es cette semaine, on trouve une démarche profondément ethnographique : on a devant nous, simplement, la vie.

Lundi dernier, Carole Laganière nous a quitté·es. Avec plus d’une quinzaine de films (fictions et documentaires) à son actif, on peut sans conteste affirmer qu’elle a marqué profondément le paysage cinématographique québécois.

Je ne suis ni cinéaste ni spécialiste de l’image en général, mais j’ai eu la chance de rencontrer Carole lorsqu’elle réalisait le film Quartiers sous tension, qui porte sur la gentrification.

J’avais déjà vu Des adieux, filmé à la maison de soins palliatifs Michel-Sarrazin de Québec. Dès le visionnement de ce dernier film, j’ai compris son immense talent et perçu la solidité de sa méthode de travail. Pour avoir moi-même effectué un long terrain dans une maison de soins palliatifs, j’ai vu dans son film qu’elle avait réussi à capter le mélange de lenteur et de vitesse qui anime ces lieux, la présence de la mort et les simples gestes soignants.

Elle savait se laisser habiter par ses sujets et ses objets de recherche, les laisser parler à travers ses images.

On pourrait aisément lui décerner un doctorat posthume honoris causa en anthropologie visuelle.

Pour Fuir, son dernier film, sorti en septembre, elle a passé plusieurs mois dans une maison d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale.

Une démarche profondément empirique, voire ethnographique, qui rappelle évidemment le courant du cinéma-vérité qui a fait la gloire du documentaire québécois dans les années 1960 et 1970. Ses montages sont lents, captent l’émotion, mais aussi l’espace : appartements, rues, champs, villes. Des fois, on sent que l’espace contextuel est lui-même un objet. Rien n’est clinquant, surtravaillé, ou glossy : elle réussit tellement à mettre à l’aise ses participant·es qu’on a devant nous, simplement, la vie.

On l’entend parler, derrière la caméra, comme dans Absences, qui porte sur l’Alzheimer : elle ne s’efface pas totalement, elle ne fait pas semblant, mais elle n’est jamais trop là.

Carole Laganière | Photo : Anna Lupien / Réalisatrices équitables

Dans Jour de congé, sa fiction de 1989, on suit une waitress.

Elle venait d’Hochelaga. Dans Vues de l’est, en 2004, elle s’intéresse à son quartier, à ses prolétaires, à ses lieux, avant que les études spatiales deviennent à la mode. C’est un document précieux, car ce quartier n’est plus le même qu’il y a 20 ans.

Des bons documentaires comme ceux-là permettent aussi la construction d’une mémoire collective, historique. Elle travaillait de manière inductive, comme on le fait en anthropologie.

J’ai parlé brièvement à Marie Sterlin, conseillère d’arrondissement sur Le Plateau-Mont-Royal, qui a participé, avec la journaliste Emmanuelle Walter, au film Quartiers sous tension. Elle m’a expliqué qu’après Vues de l’est, Carole avait réalisé l’Est pour toujours en 2011 et avait constaté le déplacement des populations traditionnelles ouvrières du quartier.

Elle réussit tellement à mettre à l’aise ses participant·es qu’on a devant nous, simplement, la vie.

Très humble, elle ne savait pas qu’elle travaillait sur la gentrification. Mais lorsqu’elle a perçu ce qui se jouait, elle a tout de suite entrepris d’expliquer le phénomène au public, de « faire comprendre des choses à des gens », comme me l’a dit Marie Sterlin. Carole était donc pédagogue.

Espérons que ses films seront visionnés, distribués, présentés, utilisés. Je présente souvent Quartiers sous tension dans mes cours : on pleure, on rit, et au final, on a vraiment l’impression d’avoir touché à un enjeu complexe, d’avoir démêlé un peu les nœuds. Surtout, de ne pas parler d’un sujet dans le vide.

On pourrait aisément lui décerner un doctorat posthume honoris causa en anthropologie visuelle. J’invite tou·tes les professeur·es à fouiller dans sa filmographie et à faire vivre ses formidables œuvres, qui sont des supports pédagogiques inestimables.

On ne t’oubliera pas, Carole.

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