Des États-Unis à l’Iran, l’idée d’une masse critique de travailleur·euses en colère effraie les puissants.
Je vous ai, par le passé, fait part d’un petit exercice de pensée concernant les moyens de mettre fin à la guerre qui ravage actuellement l’Ukraine sans faire appel à une énième escalade du conflit ou encore à l’apothéose médiatique du président ukrainien.
Imaginons un instant que, par la force des réseaux sociaux et des forums syndicaux internationaux, les travailleur·euses des usines d’armement partout sur la planète déclenchaient une grève générale illimitée et simultanée dont la seule issue acceptable serait la fin de la guerre.
Les centaines de milliers de travailleur·euses de compagnies comme Dassault, General Dynamics, Uralvagonzavod (le principal fabricant d’armes russe), Lockheed Martin, Sukhoi et autres qui délaissent soudainement leurs outils pour investir les rues, répondant à l’appel de leurs syndicats qui se sont eux-mêmes concertés et ont accouché d’une stratégie à l’échelle planétaire.
Imaginons que les travailleur·euses des usines d’armement partout sur la planète déclenchaient une grève générale illimitée et simultanée dont la seule issue acceptable serait la fin de la guerre.
On peut déjà anticiper la réaction initiale des gouvernements : écraser le plus rapidement possible ces débrayages qui haltent la production des armes et des munitions nécessaires à la conduite de cette grande faillite morale qu’est la guerre. Il faut remettre ces ouvrier·ères au travail au plus vite, car les stocks existants dans la chaine logistique des forces armées fondent comme peau de chagrin!
On ordonne rapidement aux forces policières de casser ces mouvements de masse à coups de kärcher et d’armes chimiques. On vote rapidement pour des lois qui rendent ces grèves illégales. On coopte les grands médias pour faire des grévistes et de leurs leaders des parias, des traitres qui menacent la sécurité nationale!
Et si tout ça ne suffit pas, on passe à un autre vote rapide et une variante locale de la loi martiale permet l’arrestation arbitraire des leaders syndicaux, des frappes policières sans mandat, des détentions à durée illimitée.
Tout ça avec l’approbation générale d’une opinion publique convaincue que cette dérive totalitaire est nécessaire pour retourner à l’ordre convenu – c’est-à-dire la liberté pour les pays de se faire la guerre et la nécessité pour les travailleur·euses de faire fonctionner un complexe militaro-industriel garant de notre stabilité et de notre prospérité.
Les grévistes et les ayatollahs
Il s’agit là, comme je le disais, d’un exercice de pensée. Pas tant parce qu’il est impossible à concrétiser que parce qu’il serait largement considéré indésirable. De tout temps, même aujourd’hui, les grèves finissent dans la fange de l’opinion publique, proportionnellement à leur durée, sauf exception.
En Iran, par exemple, l’opinion publique occidentale sera amenée, de manière juste, à soutenir sans relâche les débrayages massifs qui ont commencé plus tôt cette semaine en réponse à la répression sanglante des mouvements sociaux et féministes iraniens depuis septembre.
Déjà, le régime ne sait plus comment répondre – même sous la chape d’un gouvernement totalitaire, la révolte ouverte d’une masse critique suffisamment nombreuse ne saurait être écrasée par le massacre de dizaines ou de centaines de milliers de civil·es sans provoquer une réponse franche et agressive de la communauté internationale. Autrement dit, déchainer toute la puissance de l’arsenal répressif signerait l’arrêt de mort du règne des ayatollahs, dont l’autorité faiblit devant leur rejet massif par la jeunesse iranienne. Et ils le savent très bien.
Et c’est pourquoi, en général, le pouvoir politique et patronal doit faire avorter le mouvement avant même sa naissance.
De « Union Joe » à « Union-busting Joe »
C’est ce qui est arrivé dans les deux dernières semaines au cœur de l’empire américain, alors que le Congrès a ratifié une loi préventive rendant illégale toute éventuelle grève des travailleur·euses du chemin de fer. Ils et elles réclament, en véritables ingrat·es, des congés de maladie payés!
Quatre syndicats sur douze refusent toujours de plier devant le refus obstiné de leurs patrons, mais ils représentent à eux seuls les trois quarts des travailleur·euses dans tout le pays!
Le pouvoir politique et patronal sait qu’il doit faire avorter le mouvement avant même sa naissance.
Et qu’ont fait les patrons de cette industrie, dont les revenus en 2021 frisaient les 80 milliards $, plutôt que de simplement donner à leurs employé·es ce qui constitue un droit fondamental?
Ils ont fait appel au Congrès, estimant les pertes dues à une grève à 2 milliards $ par jour!
Et qu’ont fait les Démocrates, tant en Chambre qu’au Sénat?
Ils ont massivement voté pour rendre la grève illégale! Même le supposément progressiste « Squad », au final, multiplie les votes en faveur de la toute-puissance industrielle et militaire américaine depuis son arrivée au Congrès. Seule Rashida Tlaib a voté contre la loi au sein du « Squad », comme l’ont aussi fait Bernie Sanders et Elizabeth Warrren au Sénat.
Les autres ont emboîté le pas à ce président, autrefois considéré – à tort ou à raison, je ne suis pas convaincu – comme un champion des travailleur·euses et syndicats, ainsi qu’aux larbins habituels comme Mitch McConnell et Lindsay Graham.
« Union Joe » est devenu « Union-busting Joe ».
Et au Québec, on ne fait pas mieux, avec des lois spéciales votées en succession par des gouvernements asservis au patronat, indépendamment de leur bannière politique.
Les débardeurs du Port de Montréal s’en souviennent probablement encore.