Mais quelle polarisation politique?
On nous répète souvent que la vie politique est très « polarisée », ce qui fait référence à une poussée et une montée aux deux extrêmes du spectre politique, soit l’extrême droite et l’extrême gauche. Des reportages indiquent que le phénomène touche encore plus fortement les hommes hétérosexuels et le gouvernement canadien organise même des séminaires sur la question.
Mais cette notion de « polarisation » peut être trompeuse, puisque le spectre politique se tasse de plus en plus vers l’extrême droite, comme le montrent les récentes élections en France, en Italie et en Suède, alors que les partis de gauche se tassent au centre, un phénomène qu’on a pu constater depuis des décennies.
Voir des extrémistes partout
Les sondeurs en sont donc réduits à prendre des propositions tout à fait modérées comme des indicateurs d’une polarisation. Un récent sondage mené au Québec demandait ainsi de se prononcer sur l’idée que « le gouvernement devrait s’efforcer de combler l’écart en matière de santé entre les riches et les pauvres, même si cela implique une augmentation des taxes et impôts ». Bref, dans un monde où les partis promettent surtout à chaque élection de baisser les impôts, il suffit d’évoquer une hausse des impôts pour paraître extrémiste.
C’est ce qu’on a pu constater lorsque Québec solidaire a proposé, lors de la dernière campagne électorale, d’imposer de 0,1 % les actifs au-dessus de 1 million $, par exemple des propriétaires d’un immeuble à logements à Montréal ou d’un condo et d’un chalet. Ces millionnaires auraient dû verser une contribution supplémentaire de 1000 $ à l’impôt, soit 2,70 $ par jour…
Mon poste de télévision a presque pris feu la journée où Québec solidaire a lancé cette idée, tellement tous les animateurs, chroniqueurs et analystes politiques s’enflammaient contre cette mesure sur les ondes de Québecor et de Radio-Canada. Au bord de l’apoplexie, ils prétendaient tous défendre de pauvres petits épargnants, mais leur état de surexcitation révélait bien qu’ils défendaient leurs intérêts, et sans doute ceux de leurs amis.
Il suffit d’évoquer une hausse des impôts pour paraître extrémiste.
Il y a pourtant au Canada cette idée d’« impôt progressiste » qui prévoit que les personnes qui gagnent moins de 50 000 $ paient 15 % d’impôt, alors que les personnes qui gagnent plus de 100 000 $ en paient 26 % et celles qui gagnent plus de 216 000 $ en paient 33 %. Que les riches contribuent plus que les pauvres en chiffres absolus et proportionnellement, voilà un vieux principe de la social-démocratie. Mais rien à faire : l’idée de Québec solidaire semblait bien trop radicale, extrémiste, utopiste, scandaleuse, révoltante.
L’attaque contre Québec solidaire a été si intense qu’il n’y a même pas eu besoin d’attaquer son autre proposition, soit d’augmenter l’imposition sur l’héritage. Mario Dumont a résumé ainsi ce que cela signifiait, selon lui : « Vous héritez de votre père. Celui-ci a déjà été imposé à 40, 45, voire 50 % sur ses revenus avant d’épargner. Enlever un autre 35 % au moment de l’héritage a pour effet que les deux tiers de la somme gagnée jadis aura été retournée au gouvernement. Invraisemblable. » Notez bien la prémisse, « vous héritez de votre père », et la conclusion, c’est « invraisemblable ».
Or bien des gens n’héritent de rien du tout, d’autres seulement de dettes accumulées par leurs parents. Si on était réellement préoccupé par l’égalité des êtres humains à la naissance, on pourrait même proposer d’abolir purement et simplement l’héritage de parents à « leurs » enfants, pour reverser ces sommes dans un fond commun des générations qui bénéficieraient aussi aux enfants de parents pauvres.
Mais aucune force politique ne propose rien de tel, ce serait bien trop « extrémiste » et même « invraisemblable ».
Aux États-Unis
Si la « polarisation » n’est pas si marquée au Québec, on pourrait me rétorquer que la situation est bien plus préoccupante aux États-Unis.
Pourtant, l’aile sociale-démocrate du Parti démocrate, incarnée entre autres par le politicien du Vermont Bernie Sanders, ne parvient pas à s’imposer et les présidences démocrates de Bill Clinton, Barack Obama et Joe Biden ont défendu des positions néo-libérales nuisibles aux populations économiquement défavorisées, sans parler de l’incarcération de masse, des guerres, etc. (voir les critiques de gauche qu’adresse John R. MacArthur au Parti démocrate).
Mais je confonds tout, me dira-t-on, puisque ce n’est pas sur ce front économique que l’on constate la polarisation et la montée aux extrêmes, mais sur le front identitaire où les féministes et les antiracistes – les fameux « wokes » – sont dans un processus de radicalisation.
Sérieusement?
Comparons le Black Panther Party des années 1960 à Black Lives Matter des années 2010. Le premier était ouvertement anticapitaliste, prônait le socialisme et suggérait que tout Afro-Amériain ait une arme à feu pour se défendre contre la police. Aujourd’hui, Black Lives Matter ne prône ni le socialisme ni l’autodéfense armée contre la police, mais plutôt d’en réduire le budget, un espoir vain puisque les budgets de la police continuent d’augmenter même en période d’austérité et même sous des gouvernements progressistes.
Aux États-Unis, 90 % des tueries de masse liées à l’extrémisme politique sont le fait de l’extrême droite, en particulier des suprémacistes blancs.
Oui, me dira-t-on, mais ces activistes renversent des statues, appellent à boycotter tel artiste et demandent des traumavertissements avant la présentation de contenu sensible dans des conférences ou des classes. Extrémisme, sérieusement?
Il y a quelques jours, un homophobe a tué cinq personnes dans le Club Q au Colorado, haut lieu de la communauté gaie et trans, lors d’une soirée de drag queens en l’honneur de la Journée du souvenir trans. Voilà de l’extrémisme.
Il y a quelques mois, un raciste a tué dix personnes afro-américaines, à Buffalo. Voilà de l’extrémisme.
En fait, 90 % des tueries de masse liées à l’extrémisme politique aux États-Unis sont le fait de l’extrême droite, en particulier des suprémacistes blancs. Les quelques autres cas seraient-ils le fait de féministes ou d’antiracistes extrémistes? Ben non… Il s’agit d’attentats islamistes, qui n’ont rien à voir avec la gauche ou l’extrême gauche.
On accuse d’extrémisme quelques écologistes qui barbouillent de sauce tomate des vitrines protégeant des œuvres d’art. Ce n’est pas sérieux.
Au Canada, les derniers attentats à connotation politique étaient aussi liés à l’extrême droite : l’attentat contre la Mosquée de Québec et l’attaque à la voiture bélier d’un masculiniste à Toronto.
Et pendant que les gouvernements continuent à regarder l’état de la planète se dégrader et le climat se dérégler, on accuse d’extrémisme quelques écologistes qui barbouillent de sauce tomate des vitrines protégeant des œuvres d’art. Ce n’est pas sérieux.
Qu’on parle de politique sociale, identitaire ou écologiste, il faudrait donc cesser de penser en termes de polarisation, puisqu’il n’y a pas de montée de l’extrême gauche. La gauche est maintenant au centre, et seules la droite et l’extrême droite se développent, y compris sous forme d’attentats terroristes homophobes, misogynes et racistes.