Amnistie pandémique? Quoi?
L’absolution morale, administrative et légale des preneurs de décisions dans le plus fort de la pandémie est proposée par un nombre grandissant de personnes, surtout d’extrême centre.
Emily Oster, une économiste de la Brown University, vient de publier un article dans The Atlantic intitulé « Let’s Declare a Pandemic Amnesty » (déclarons une amnistie pandémique). Selon elle, il faudrait mettre derrière nous les conflits sur la gestion de la pandémie au nom de la bonne entente et de l’indulgence. « Reconnaissons que nous avons fait des choix compliqués face à une profonde incertitude, et essayons ensuite de travailler ensemble pour reconstruire et aller de l’avant », écrit-elle.
Elle semble supposer qu’il existe un espace de débat lisse, où tout le monde a pu avoir à la fois tort et raison sur l’épidémiologie de la COVID-19. « Nous ne savions pas », répète-t-elle, alors que, depuis deux ans et demi, certaines personnes ont dit des choses finalement prouvées véritables, tandis que d’autres ont tenu des propos qui ont été démontrés comme faux. « Devant autant d’incertitude, avoir raison comportait une grande part de chance », tempère Oster.
J’amène ceci parce que ce discours est plutôt présent dans la société québécoise. Il cristallise les postulats suivants : 1) les gouvernements « ne savaient pas » quoi faire avec ce virus respiratoire, ils étaient complètement dans le néant, on peut donc les excuser d’avoir pris des décisions absurdes et délétères pour la population; 2) ces dernières ont été décidées par un « nous » vague, ce sont « nos » choix, posés en pleine période « d’incertitude », assumons-les donc.
Des décisions collectives prises dans le néant scientifique?
Je suis amplement d’accord avec le fait qu’il faille revenir sur les causes systémiques des problèmes vécus durant la pandémie, comme le racisme et sexisme exacerbés, la délation, l’acceptation des mesures autoritaires et policières, l’état lamentable du réseau de la santé et des services sociaux, les mensonges des autorités, le déni de l’évidence scientifique etc… Mais on ne peut pas dire, ni aux États-Unis ni au Québec, que les décisions pandémiques ont été prises de manière démocratique ou inclusive.
Ce n’est tout simplement pas vrai.
Au sud, Trump a presque tout (non) géré, même si Anthony Fauci, directeur de l’Institut national des maladies infectieuses (CDC), a réussi à pousser quelques bonnes pratiques. Ici, Legault s’est qualifié au panthéon des autocrates contemporains pour sa gestion pandémique totalement top-down, opérant par décrets répétés et inféodant la Direction générale de santé publique et l’INSPQ. Tout le monde a généreusement fricoté avec McKinsey en cachette, en échange de millions de dollars.
Pourquoi affirmer implicitement que la société entière était impliquée dans le choix des approches en santé publique, c’est-à-dire le funeste projet misant sur l’« immunité collective » plutôt que la prévention? Cette lecture est dangereuse et exonère de toute nécessité de rendre des comptes les quelques personnes ayant pris ces décisions.
On ne peut pas dire que les décisions pandémiques ont été prises de manière démocratique ou inclusive.
Vous souvenez-vous du moment où l’on désirait lire les mémos d’Horacio Arruda? On nous a servi en retour des documents caviardés et des présentations PowerPoint sur des chiffres déjà publics. Qui peut prétendre avoir été consulté?
Seulement quelqu’un·e. qui croirait à la fiction politique libérale-capitaliste : les dirigeants ont été élu·es « démocratiquement », iels gouvernent donc nécessairement pour tout le monde de manière démocratique.
Bref, identifiez-vous aux gouvernant·es si cela vous amuse, mais sachez que vous cautionnez, excusez ou masquez l’invisibilisation des malades chroniques de la COVID longue, les milliers de morts évitables qu’on maintient en silence dans les limbes, l’isolement infini des personnes immunodéficientes et, plus généralement, un capacitisme systémique éhonté. Qui voudrait sérieusement être associé à de telles pratiques?
L’ampleur des connaissances scientifiques sur les coronavirus était substantielle avant même 2020.
Quant à l’idée que « nous ne savions pas », elle est également erronée. Dès février 2020, l’étude japonaise sur le navire de croisière Diamond Princess était publiée, confirmant que le virus se transmettait par aérosols, le port du masque était fortement recommandé par des membres éminent·es de la communauté scientifique mondiale en santé publique et en épidémiologie.
Quant à l’ampleur des connaissances scientifiques sur les coronavirus avant même 2020, il serait fastidieux d’en donner les détails complets, mais disons qu’elle était substantielle. Même l’INSPQ avait un protocole d’action dès 2006, qui n’a pas vraiment été suivi dans cette présente pandémie. Dès novembre 2019, les renseignements états-uniens possédaient déjà des informations sur le fait qu’une pandémie émergeait en Chine, puisque le virus circulait bien avant mars 2020.
Pourquoi excuser ainsi l’impréparation chronique des gouvernements en matière de prévention des maladies infectieuses, malgré toutes les recommandations et les rapports prenant la poussière sur des tablettes?
Il faut tenir une Commission d’enquête pour comprendre les cadres politico-économiques de l’action de la CAQ.
La préparation pandémique cadre mal avec l’austérité néolibérale : ce sont là des dépenses de trop. Pourtant, le gouvernement caquiste a dépensé 17,4 milliards $ sans appel d’offres durant la pandémie. Avec un Pierre Fitzgibbon abonné aux enquêtes du Commissaire à l’éthique, ne serait-il pas pertinent de suivre la trace de ces précieux deniers publics?
Amnistie? Non merci!
La posture d’indulgence amenée par Oster et d’autres plus près de nous est complètement aveugle aux idéologies, aux inégalités, aux problèmes actuels des soi-disant démocraties, aux pressions des intérêts privés sur l’action des gouvernements en santé publique, au refus obstiné des preuves scientifiques, aux effets de l’austérité budgétaire. Le problème est exactement le même dans le dossier de la pollution.
Alors, voilà, si on veut que cela change, si on espère un minimum de transparence, il faut tenir une Commission d’enquête, degré zéro de l’exercice de mémoire. Pour comprendre les cadres politico-économiques de l’action de la CAQ. Pour mettre en place des processus de démocratisation de la santé publique. Pour miser sur des approches communautaires et de réduction des méfaits lors de la prochaine pandémie.
Une « amnistie » viendrait détruire tous ces efforts et nous fragiliser collectivement pour la prochaine crise sanitaire. C’est pourtant ce qui se prépare, ne serait-ce que parce que les partis politiques et autres acteur·trices de la société civile au Québec ont décidé que la pandémie était terminée, malgré plusieurs mort·es âgé·es chaque jour.