Médias, vous détestez les lanceurs d’alerte
Si les grands médias cessaient de se targuer d’être des parangons de liberté d’expression, ils seraient déjà un peu moins hypocrites.
Règle générale, les dates anniversaires soulignant les événements qui influent sur la marche de notre monde sont relativement tristes. Pour chaque célébration de la mémoire d’une victoire quelconque, on trouve un nombre désolant de tragédies. Au point où on doit se demander ce qui cloche le plus : l’Histoire en tant que telle, ou notre mémoire sélective?
Vous me répondrez que de juger de la manière dont on se remémore tel ou tel épisode historique relève de la plus pure subjectivité et que, surtout, « l’Histoire est écrite par les vainqueurs », ce qui n’est a priori pas faux.
Mais cela nous oblige-t-il, nous citoyen·nes, à acquiescer bêtement à la version que nous servent les maîtres, dans un monde où l’information nous est accessible au bout de quelques clics bien choisis?
Anniversaire d’un massacre
On soulignait par exemple en juillet dernier le quinzième anniversaire d’un crime de guerre commis par l’armée américaine en juillet 2007 à Bagdad, alors qu’un hélicoptère de combat Apache mitraillait sauvagement une foule de civil·es, dont deux journalistes.
La vidéo filmée par la caméra de l’hélicoptère fut officieusement intitulée « Collateral Murder », une référence à l’orwellienne et détestable expression « collateral damage », lâchement adoptée par la plupart des grands médias pour désigner les civil·es tué·es en contexte de guerre, plus souvent qu’autrement de façon délibérée. La vidéo fut transmise en 2010 à WikiLeaks par la lanceuse d’alerte Chelsea Manning, alors militaire et spécialiste du renseignement.
On connaît la suite : Manning fut jugée en Cour martiale et condamnée à la prison, contrairement aux assassins en uniforme qui pilotaient l’hélicoptère et ont appuyé sur la gâchette. Le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, quant à lui, fera face à un tribunal américain et à des accusations en vertu de l’Acte d’espionnage, un dangereux précédent pour un éditeur de média, et ce dans l’indifférence de l’élite médiatique occidentale.
C’est ainsi que WikiLeaks et Assange se sont d’abord fait connaître, en plus de publier des milliers d’autres documents classés secrets dans l’intention de les rendre disponibles aux journalistes d’enquête.
Mais dès le début, ils ont plutôt suscité la méfiance et la réticence des grands médias à s’abreuver abondamment à cette source. Je me souviens qu’en 2011, alors jeune journaliste en début de carrière, on m’avait mis en garde contre l’utilisation de la plateforme comme source primaire. Inversement, les sources gouvernementales, les communiqués des forces armées et les analyses provenant d’officiers supérieurs à la retraite pouvaient être considérés comme crédibles d’emblée.
Une dangereuse lâcheté
C’est encore la même chose aujourd’hui : que ce soit à propos de la Syrie, de l’Ukraine ou de tout autre conflit actif, vous verrez dans les grands médias des articles et des topos audio ou vidéo qui citent des sources militaires ou du renseignement pour justifier l’ingérence politique ou militaire à l’étranger, pour vous parler d’un crime de guerre commis par l’ennemi désigné, ou tout simplement pour antagoniser et déshumaniser davantage cet ennemi.
Les journalistes se font aussi un point d’honneur de cultiver des sources confidentielles bien placées dans l’appareil gouvernemental – une excellente chose en soi, mais qui prête flanc à l’instrumentalisation. Et quand l’odeur du scoop se manifeste, elle prend trop souvent toute la place.
Ce danger d’instrumentalisation des médias par les apparatchiks du système est largement sous-estimé, et même dangereusement minimisé, alors qu’on gonfle le risque que poseraient les lanceurs d’alerte, les rendant encore plus parias qu’ils ne le sont déjà.
Un exemple criant : lors de l’attaque chimique sur Douma en Syrie en avril 2018, les grands médias, forts d’affirmations provenant de sources militaires américaines et de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), ont accusé d’emblée les forces militaires syriennes et le gouvernement de Bachar al-Assad d’en être les perpétrateurs.
En revanche, quand un lanceur d’alerte de l’OIAC est venu jeter un doute sur l’identité des criminels de guerre et que les documents ont été publiés sur WikiLeaks, on a largement décrédibilisé ce dernier aussi rapidement qu’on a accepté les sources occidentales officielles comme parole d’Évangile! Pire encore, toute posture critique était associée irrémédiablement à la propagande pro-Assad ou, encore, russe.
Et c’est désormais la même chose avec cette guerre par procuration qui ravage actuellement l’Ukraine – toute « information » communiquée par les sources du renseignement ou militaires occidentales est validée sans trop de doute, alors que tout le reste relèverait de campagnes de désinformation et de propagande pro-russe ou alors de manipulation par les factions d’extrême droite en Ukraine.
Ce n’est plus au service de la vérité que se mettent alors les grands médias, mais plutôt au service de la fabrique de consentement à des opérations militaires et politiques qui nous replongeront en état de guerre, au bénéfice du complexe militaro-industriel.
Et pendant ce temps, on traite Assange comme un agent russe ou, au mieux, comme un traître à l’Occident, alors qu’il est un héros.
Comme Chelsea Manning. Comme Edward Snowden. Comme Steven Donziger, cet avocat qui aujourd’hui paie le prix de s’être dressé contre la pétrolière Chevron. Comme Mark Norman, ce vice-amiral de la marine canadienne qui fut trainé dans la boue par le gouvernement, avec la complicité des grands médias, pour avoir fait couler des documents confidentiels mais d’intérêt public concernant un programme d’achat de navires.
Dans ce dernier dossier, la lâcheté des éditorialistes de l’élite médiatique est non seulement évidente, elle est dangereuse.
Encourageons donc des médias indépendants qui ont depuis longtemps prouvé leur sérieux – comme nous, chez Pivot, disons-le franchement et sans gêne!