Non, le fascisme n’est pas chose du passé : réponse à Christian Rioux

Dans un texte publié le 30 septembre dernier, le chroniqueur du Devoir Christian Rioux tentait de minimiser l’inclusion au gouvernement italien du parti d’extrême droiteFratelli d’Italia de Giorgia Meloni en argumentant que le fascisme est une chose du passé dont la fin coïncide avec celle de la Deuxième Guerre mondiale.

Ainsi, les nombreuses références de Fratelli d’Italia ou de sa dirigeante au Duce ne seraient que des écarts de jugement ou des erreurs de jeunesse – de la même façon qu’un cégépien se mettrait à citer Mao ou Trotski. Après tout, selon Rioux, les quelques dénonciations du régime mussolinien par des politicien·nes de Fratelli suffiraient à absoudre le parti de toutes allégeances nébuleuses.

Le déni de ces politicien·nes est cependant aussi absurde que l’aveuglement de Rioux. En voulant « reléguer le fascisme à l’histoire », Giorgia Meloni veut tracer une ligne claire entre le fascisme italien de Mussolini à ses propres politiques actuelles. Mais malgré toutes ces opérations de maquillage, il faut savoir pointer du doigt les différentes formes que le fascisme peut prendre.

L’intention, ici, n’est pas de décortiquer directement les propos de Christian Rioux. Soyons honnêtes, le monsieur doit se foutre éperdument de notre exercice. Cependant, dans un contexte où l’extrême droite, fasciste ou non, fait une émergence dans toutes nos sociétés occidentales, il est pertinent plus que jamais de donner l’heure juste : non, le fascisme n’est pas chose du passé.

Malgré toutes ces opérations de maquillage, il faut savoir pointer du doigt les différentes formes que le fascisme peut prendre.

Les origines du fascisme

Christian Rioux a raison lorsqu’il souligne que Benito Mussolini, le fondateur du fascisme en Italie, tire ses origines politiques du Parti socialiste italien. Actif de 1902 jusqu’en 1914 dans les cercles socialistes, Mussolini était de cette jeunesse européenne qui ne croyait plus aux promesses des sociétés sociales-démocrates.

Les choses sont plus complexes que ne le laisse entendre Rioux, en revanche. Les débuts du 20e siècle étaient en fait une période particulière en termes d’évolution politique. Dans ce véritable laboratoire à ciel ouvert, les courants, les militant·es et les mouvements s’entrechoquaient au gré des élections, des conflits et des crises. Bien avant que Mussolini délimite les tenants du fascisme italien, il faisait partie de cette époque où les sociétés libérales tentaient de se maintenir parmi les différentes perturbations révolutionnaires.

En se reposant sur l’ultranationalisme et le capitalisme, le fascisme se positionne clairement à l’extrême droite, contrairement à ce qu’affirme Christian Rioux.

Et c’est durant l’entre-deux-guerres que ces perturbations politiques verront une nouvelle face. En effet, Mussolini voyait le sort de l’Italie après la Première Guerre mondiale comme un échec complet du capitalisme aussi bien que du socialisme.

Le fascisme comme défini par Mussolini (et tel que repris et adapté par Adolf Hitler par après) n’est pas un mouvement de gauche. L’intention du fascisme est d’ouvrir une « troisième voie » qui différerait à la fois des régimes capitalistes et socialement libéraux et des mouvements socialistes et communistes.

Le fascisme s’opposait ainsi à ces deux courants en les accusant de promouvoir des idéologies culturellement décadentes et de détourner les ressources de la nation en dehors des intérêts du peuple « souche ». En se reposant sur l’ultranationalisme et en adoptant un système économique qui se rapproche du capitalisme (notamment par la mobilisation des industries privées), le fascisme se positionne clairement à l’extrême droite, contrairement à ce qu’affirme Christian Rioux.

Qu’est-ce donc que le fascisme? Selon l’historien Robert O. Paxton, le fascisme est plus qu’une idéologie : elle est aussi un mouvement politique et social qui se module selon son contexte actuel.

Le fascisme peut ainsi être défini par la perception qu’une nation est en dérive et qu’elle doit être sauvée par un groupe sélect (bien souvent, la bourgeoisie, si on se fie aux antécédents historiques) qui serait prêt à prendre des mesures drastiques pour ce qu’il perçoit comme le bien des membres de la nation (soit les citoyens « de souche », en excluant consciemment les personnes perçues comme indésirables).

Le fascisme est basé sur la prise en charge par un groupe dominant, mené bien souvent par un homme fort et charismatique, pour conduire la masse vers une société traditionaliste qui rejetterait la modernité telle que conçue après la Révolution française.

Le fascisme peut être défini par la perception qu’une nation est en dérive et qu’elle doit être sauvée par un groupe sélect prêt à prendre des mesures drastiques.

À titre d’exemple actuel, nous pourrions citer les extrémistes américains ayant attaqué le Capitole le 6 janvier 2021 sous les « ordres » de Donald Trump et de la mouvance complotiste QAnon pour « sauver » les États-Unis d’une cabale maléfique visant à asservir le peuple.

Les nouvelles formes du fascisme

Avec la fin de la guerre, le fascisme (et par extension, le nazisme) a largement été discrédité par les Alliés. Cependant, ce n’est pas dire que la pensée fasciste a cessé de faire du chemin.

En entrée de sa chronique, Rioux recense les termes « postfasciste », « néofasciste », « protofasciste » et « archéofasciste » comme manière d’identifier des dérivés du fascisme. De quoi « enrichir le dictionnaire des sciences politiques de termes dont personne ne soupçonnait encore l’existence », ironise-t-il, ignorant d’un revers de la main l’existence de plusieurs travaux de spécialistes de longue date.

Il semble pertinent de définir ces termes et d’expliquer comment le fascisme s’est doté de ces préfixes. Si la notion de « protofascisme » désigne clairement les idées ayant inspiré la création du fascisme en bonne et due forme, il est peut-être moins évident de distinguer le « néofascisme » du « postfascisme ».

Néofasciste : Ce courant désigne tout les mouvements politiques s’inspirant directement du fascisme et de son rejet de l’immigration et de l’égalité des genres, ainsi que de son ultranationalisme. Comme le fascisme original, le néofascisme peut prendre différentes formes selon les pays.

Les néofascistes sont cependant bien clairs sur leurs inspirations en se revendiquant directement des partis fascistes et nazis de Mussolini et d’Hitler. Ils reprennent ainsi les iconographies grotesques de la Deuxième Guerre mondiale et n’ont pas abandonné le caractère révolutionnaire de leurs ancêtres. Rejetant toutes les « dérives » de l’Occident, selon leurs perceptions, les néofascistes voient encore la violence comme un moyen d’action légitime.

Au Québec, nous pourrions citer en exemple le groupe Atalantedont les crimes violentsont quelques fois fait les manchettes.

Postfasciste : Tandis que le néofascisme puise directement ses racines de la Deuxième Guerre, le postfascisme désignerait plutôt les mouvements ayant fait évoluer l’idéologie fasciste originale. Comprenant que les réalités de l’entre-deux-guerres ne correspondent plus aux intérêts des gens du 21e siècle, le postfascisme actualise son discours. Les partis politiques postfascistes vont s’insérer dans le système démocratique de nos sociétés occidentales et normaliser leurs discours pour la population générale.

Le fascisme existe encore aujourd’hui. Il a évolué, il s’est normalisé et il jouit d’un regain de popularité jamais vu.

La xénophobie, précepte ténor de l’idéologie fasciste, a pris une autre forme. L’ennemi a donc changé, passant de l’immigrant slave au réfugié africain. Le complot de domination mondiale juif est maintenant un complot de grand remplacement islamique. L’historien Enzo Traverso soulignait aussi que l’antisémitisme prenait moins de place dans le postfascisme. Plusieurs partis postfascistes vont même entretenir des liens avec l’Israël – comme c’est d’ailleurs le cas avec Giorgia Meloni.

L’irréductible fasciste

Finalement, soulignons l’ironie de la référence au soldat japonais Hiroo Onoda en conclusion de la chronique de Christian Rioux.

Comme ce dernier l’explique, Onoda fut mobilisé dans les Philippines au courant de la Deuxième Guerre mondiale. À la fin de celle-ci, Onoda fit partie des quelques soldats japonais ayant continué à livrer combat, prétextant qu’il ne reçut jamais d’ordres de se démobiliser – ce sont les fameux « trainards » japonais. C’est seulement en 1974, après avoir mené plusieurs attaques contre la police et des paysans philippins, qu’il accepta finalement de rendre les armes.

Les intentions de Rioux en amalgamant Onoda aux antifascistes d’aujourd’hui sont claires : pourquoi des gens continuent-ils à combattre un ennemi du passé qui n’existe plus aujourd’hui? C’est parce que contrairement aux ennemis d’Onoda, le fascisme existe encore aujourd’hui. Il a évolué, il s’est normalisé et il jouit d’un regain de popularité jamais vu depuis l’avènement de Mussolini en 1922.

Où est l’ironie dans la référence à Onoda? Parmi les tenants de l’extrême droite japonaise, Onoda est aujourd’hui perçu comme un héros national et un symbole de l’esprit combatif du Japon. Moins qu’une victime de l’endoctrinement militaire, Onoda fut plutôt un partisan actif de l’impérialisme japonais. À son retour, il donna une somme importante au sanctuaire controversé de Yasukuni et devint ensuite un proche du lobby Nippon Kaigi… un lobby ultra-nationaliste d’extrême droite.

Un vrai coup de théâtre.