La fin de District 31 : bon débarras

Je n’oserai pas juger de vos petits plaisirs intimes, qu’ils soient innocents ou coupables. Mais à lire tous ces reportages sur la fin de la série policière District 31, j’admets que j’en viens à juger tout ce cirque médiatique. Journalistes, spécialistes des médias et adeptes de la série parlent de « vide » et même de « deuil », en raison du fort sentiment d’attachement à ces policiers en carton-pâte développé pendant six ans chez les 1,5 million de spectateurs. Les médias avaient souligné de manière tout aussi tapageuse la fin de 19-2, une autre série policière regardée par 1,4 million de spectateurs.

Pour ma part, voilà longtemps que j’ai annoncé à mon amoureuse que j’allais boycotter les films et les séries policières. Quand ai-je pris cette décision ? Je ne sais plus… Peut-être après les 1 200 arrestations lors du Sommet du G20 à Toronto en 2010 ou pendant le printemps de la matraque en 2012.

Ou lors de la première mobilisation de Black Lives Matter en 2013-2014, ou suite à une autre arrestation de masse d’une manifestation du Collectif opposé à la brutalité policière. Ou après une nouvelle intervention s’étant soldée par la mort d’un jeune pauvre en crise psychotique. Ce dont je me souviens, c’est que je n’arrivais plus à absorber cette surproduction culturelle policière, tant elle entrait en dissonance avec cette brutale réalité.

Je ne compte plus les fois où l’on m’a dit, depuis : « Oui, mais as-tu lu CE roman policier? C’est vraiment original ! » ou « Oui, mais as-tu vu CETTE série policière? On y présente des flics corrompus ». Aux yeux de ce lobby de la culture policière, il paraît impensable que je n’en consomme pas. Pourtant, aucun métier n’est aussi souvent représenté à la télévision et au cinéma. Impossible de flâner le soir devant la télévision sans tomber sur des émissions, des films et possiblement un documentaire sur la police, sans compter les collections de « polars » des maisons d’édition et les librairies qui leur accordent des sections entières. C’est un véritable fléau culturel, social et politique.

La police, on vous l’apprête à tous les goûts : des policiers musclés ou chétifs, en voiture ou à moto, divorcés, alcooliques, avec ou sans enfant, souvent sexy, qui combattent les vilains même en voyage de noces ou à la retraite, des policiers femmes, homosexuels, noirs ou autochtones, des unités canines, d’enquête scientifique, de protection de la jeunesse, de crimes sexuels, des profileurs, des policiers qui enquêtent sur la police, qui sauvent leur famille, leur pays ou la planète, qui combattent le crime dans la Rome antique, à Berlin sous les nazis ou dans un futur lointain et jusque dans l’espace, et j’en oublie. Une véritable calamité.

Pour la police, cette production culturelle représente l’aboutissement d’un long travail. En 1910, l’Association internationale des chefs de police avait dénoncé la manière dont l’industrie du film représentait les policiers, souvent comme des incompétents et même des imbéciles. Revoyez les films de Charlie Chaplin. Le vent tourne vers 1950, entre autres parce que les producteurs de films aux États-Unis devaient obtenir de la police des permis pour filmer à l’extérieur. La série Dragnet est à cet égard emblématique, puisqu’elle mettait en scène Joe Friday, détective de Los Angeles au comportement héroïque face aux criminels, dans une société pleine de dangers.

Cette surproduction culturelle policière entretient l’illusion de policiers efficaces aux qualités exceptionnelles qui combattent de dangereux criminels, souvent au péril de leur vie.

Aux États-Unis, l’organisme Color of Change a analysé 26 séries télévisées policières pour conclure que si elles ne représentent pas toujours la police sous un jour favorable, on la représente tous les jours, ce qui nous habitue à voir la police dans notre quotidien, et même à considérer que les « bons » policiers ont raison de transgresser leur code de conduite et même la loi, si cela leur permet de triompher du crime. Dans ce monde si menaçant, on désire toujours plus de police, surtout si nous appartenons aux classes moyennes ou aisées, et à la majorité blanche. Ce service public ne connaît d’ailleurs pas l’austérité : toujours plus de budget, plus d’effectifs.

La police sait bien que cette surproduction culturelle accroît et consolide sa légitimité. C’est ainsi que Jean-Guy Dagenais, alors président de l’Association des policiers du Québec, avait déclaré au sujet de 19-2 qu’elle allait « rapprocher les policiers des citoyens ». Des policiers ont joué aux figurants dans District 31 et même l’inénarrable Ian Lafrenière, alors officier des relations aux médias au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), était encarté à l’Union des artistes. Il s’amusait à jouer le rôle de policiers, avant de décrocher celui de ministre dans la troupe de François Legault. Le SPVM a même participé à l’écriture de la série 10-07, à TQS.

Bénéficier ainsi de la participation de policiers ou d’ex-policiers permet de prétendre à plus de réalisme pour des produits culturels qui ne sont pas réalistes du tout. Par exemple, le taux de résolution des enquêtes pour meurtre n’est que de 50% aux États-Unis et à Montréal, alors que les séries policières présentent un taux de résolution d’environ 90% ou même de 100%, si Colombo est sur le coup. Les fusillades interminables ne sont pas rares dans les films et dans certaines séries, alors que la police à Montréal n’a tiré que quelques balles lors de 5 événements en 2020 et d’un seul en 2019. En fait, 99,9% des policiers du SPVM ne tirent pas une seule fois en service, pendant leur carrière. Ceux qui tirent ne visent jamais — ou presque — de « vrais » criminels, ce qui se solde tout de même par la mort de dizaines de citoyens depuis le début des années 2000, alors qu’il y a 20 ans qu’un policier de Montréal a été tué en service.

Cette surproduction culturelle policière rappelle à l’auditoire qu’un cœur bat sous chaque uniforme de policier. Heureusement qu’il existe des vaccins contre cette intoxication, par exemple toutes ces chansons contre la police, qui fonctionnent sous le mode de la catharsis. Comme celles bien connues de Bob Marley, qui chante « I shot the sheriff, but I swear it was in self-defense », ou encore « Hécatombe » de Georges Brassens, une ballade dédiée aux « mégères gendarmicides ». L’État français l’a censurée à sa sortie, en 1952, car il y disait « adorer » les policiers « sous la forme de macchabées. » Il y a des dizaines de chansons contre la police plus ou moins virulentes, en particulier dans la scène hip-hop et punk, comme celle du méconnu Slinky Canif, aux paroles acides : « sous chaque uniforme de policier, y a un cœur, c’est là qu’il faut viser. » C’est ce qu’on appelle la contre-culture, de la poésie trash jamais diffusée à l’heure de grande écoute et qui ne gagnera pas de prix du public, celui-là même qui fait confiance à 80% à la police. Quel fléau.