Jésus, roi des wokes

CHRONIQUE | Le fils de Dieu lui-même, Jésus, seigneur des pauvres, des éclopés, des prostituées, des étrangers, est en réalité un woke, peut-être même le premier woke, le roi des woke. C’est insupportable pour ces réactionnaires qui critiquent l’immigration sans relâche et défendent donc un héritage judéo-chrétien de façade sans foi, sans âme, atrophié et dénué de toute compassion, de toute empathie, de toute humanité envers leurs prochains en détresse et dans le besoin.

La tradition chrétienne de Noël est en danger, si on prête foi aux propos alarmistes et courroucés du correspondant du Devoir à Paris Christian Rioux et du polémiste transatlantique Mathieu Bock-Côté. Apparemment, on n’aura bientôt plus le droit de dire « Joyeux Noël ». Ce sujet est très délicat pour ces victimaires hypersensibles, comme le révélait un sondage en Grande-Bretagne : 20% des personnes « très conservatrices » se sentent offensées qu’on leur souhaite « Joyeuses vacances! » plutôt que « Joyeux Noël » (mais seulement 10% des « très progressistes », dans la situation inverse). 

L’idée que des forces malfaisantes menaceraient les sociétés occidentales de « déchristianisation » a été lancée en 1999 aux États-Unis par Peter Brimelow, l’auteur du livre Alien Nation: Common Sense About America’s Immigration Disaster (Nation étrangère : Le sens commun au sujet du désastre de l’immigration en Amérique). Il a aussi lancé la Fondation VDare, qui dispose d’un budget de plusieurs millions de dollars pour critiquer l’immigration. Cette organisation a été qualifiée de « groupe haineux nationaliste blanc » par le Southern Poverty Law Center. Mais l’idée d’une guerre contre Noël a surtout été popularisée en 2005, par le livre de l’animateur de Fox News John Gibson, The War on Christmas: How the Liberal Plot to Ban the Sacred Christian Holiday Is Worse Than You Thought (La Guerre contre Noël : à quel point le complot progressiste pour bannir le congé chrétien sacré est pire que vous ne le pensez).

Dès l’année suivante, le chef de l’Action démocratique du Québec (ADQ) Mario Dumont a déclaré qu’il n’était plus possible de se souhaiter « Joyeux Noël » au Québec. Le polémiste Mathieu Bock-Côté lui emboitait le pas avec enthousiasme, important des États-Unis la notion de War on Christmas, dont il discute sérieusement jusque dans sa thèse de doctorat. Imaginez, le sapin de Noël lui-même est en danger, a-t-il répété dans plusieurs chroniques! Pourtant, il suffit d’une ou deux minutes de recherche sur le Web pour constater que l’association des producteurs de sapins de Noël du Québec se réjouit plutôt que les ventes aient doublé depuis la soutenance de la thèse de Mathieu Bock-Côté, en 2013. Si la production est menacée, ce n’est pas du tout par l’immigration non chrétienne (lire : musulmane), mais par le réchauffement climatique, une cause que ces polémistes ridiculisent et méprisent par ailleurs. Quant aux États-Unis, les producteurs québécois de sapins de Noël y envoient 98% de leurs exportations, qui ont elles aussi doublé. Si la Guerre de Noël fait rage, c’est bien l’armée du Père Noël qui massacre la concurrence.

Christianisme sans âme

Ces polémistes comme Christian Rioux, qui rappelle nos « racines chrétiennes », ou Éric Zemmour, « convaincu qu’on ne peut être français sans être profondément imprégné de catholicisme » (dans son essai Destin français), dénoncent pourtant compulsivement l’« invasion migratoire » et prônent l’« immigration zéro ». Mathieu Bock-Côté, qui suggérait de refuser l’asile aux Afghans et Afghanes qui avaient collaboré avec le Canada.

Savent-ils seulement que la mère de Jésus, Marie, et son père (adoptif) Joseph ont fui en Égypte pour éviter que leur bébé périsse lors du « massacre des innocents », ordonné par le roi Hérode. Celui-ci sentait son règne menacé, car il avait appris qu’on désignait un nouveau-né comme « roi des Juifs » (oui, oui : Jésus était juif, comme Marie et Joseph). Il a donc ordonné l’exécution de tous les bébés mâles. Selon cette légende, Jésus lui-même est un réfugié. Et n’aurait-il pas dit : « J’étais un étranger et vous m’avez accueilli » (selon Mathieu).

Le fils de Dieu lui-même, Jésus, seigneur des pauvres, des éclopés, des prostituées, des étrangers, est en réalité un woke, peut-être même le premier woke, le roi des woke. C’est insupportable pour ces réactionnaires qui critiquent l’immigration sans relâche et défendent donc un héritage judéo-chrétien de façade sans foi, sans âme, atrophié et dénué de toute compassion, de toute empathie, de toute humanité envers leurs prochains en détresse et dans le besoin. Ce sont eux qui ont vidé le christianisme de sa spiritualité et d’une de ses principales valeurs civilisationnelles : l’ouverture et l’accueil aux autres. Imaginez, Mathieu Bock-Côté reproche même au catholicisme d’aujourd’hui d’en appeler à plus de générosité face aux flux migratoires et il déplore sans rire qu’« un certain catholicisme se mue en utopie multiculturaliste. »

Nos réactionnaires ne sont pas les seuls chrétiens dont l’âme s’est fermée au message d’amour du Christ pour l’autre dans la misère, dans le besoin. On peut même se procurer aux États-Unis ce livre paru en 2021, Jesus Ain’t Woke: Your Guide to Real Christianity (Jésus n’est pas woke : votre guide pour le vrai christianisme). Un parfait cadeau de Noël pour qui ne retient du christianisme que la crèche, le sapin, les cadeaux, bref un christianisme dévoyé de pacotilles, de boutiquiers. Or Jésus a aussi chassé les marchands du temple : « Il est écrit que la maison de mon Père est appelée une maison de prière. Et vous, vous l’avez transformée en repaire de brigands ! » Et de xénophobes.

Joyeux Noël ! À tout le monde.

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