Ça fait un bout de temps que je roule ma bosse dans l’espace public. Et mon expérience m’a démontré qu’une des choses les plus importantes à expliquer par rapport à la langue, c’est le concept de variation. La variation linguistique. Quand je dis ça comme ça, c’est un peu obscur.
Décortiquons, donc.
L’idée qui prédomine est qu’il existe UN français, le « bon », celui auquel on aspire et celui qu’on doit protéger des attaques extérieures. Comme si ce français était une entité fermée, dans un bel écrin de velours. Ce qui fait que dès qu’un élément diffère de l’idée qu’on se fait de ce Français (la majuscule est volontaire), on a l’impression que toute son intégrité est menacée. Mais si on analyse la réalité de manière objective, on constate que la situation est vraiment plus complexe.
Première variation : la variation temporelle (ou diachronique)
Quand j’étais jeune et qu’on voulait dire qu’une personne était amoureuse d’une autre, on disait que cette personne trippait sur quelqu’un. De nos jours, les jeunes ont des crushs. C’est la même chose. C’est le même concept. Mais le mot pour le décrire change. Dans le temps de nos grands-parents, on parlait d’accrocher son fanal pour décrire un homme qui allait faire la cour à une femme. Ce sont des exemples, évidemment. C’est pour démontrer que la langue change, selon les époques. On ne s’en rend pas vraiment compte, parce que ça se fait comme un continuum. La langue, donc, varie dans le temps.
Deuxième variation : la variation géographique (ou diatopique)
Celle-là est encore plus facile à illustrer. À grande échelle, on peut dire que les gens au Québec ne parlent pas comme les gens en France. Mais plus proche de nous, on peut dire que les gens du Sag-Lac ne parlent pas comme les gens de Montréal, qui ne parlent pas comme les gens de Québec, qui ne parlent pas comme les gens de la Beauce, qui ne parlent pas comme les gens de Trois-Rivières. On accepte cet état de choses sans trop y réfléchir. C’est un fait, tout simplement.
Troisième variation : la variation socio-économique (ou diastratique)
Cette variation est celle qui nous rend un peu mal à l’aise. C’est également celle qui est la plus difficile à cerner complètement, car il y a d’autres facteurs qui entrent en ligne de compte. Et c’est la variation qui est la plus jugée négativement. De manière simpliste, on peut dire que la plupart des gens qui appartiennent à la classe aisée parlent différemment de ceux qui appartiennent à la classe plus défavorisée. C’est principalement dû au degré de scolarité, mais pas que. La classe dominante est généralement le modèle de la « bonne » langue, ce qui veut dire que plusieurs interpréteront que les gens plus défavorisés « parlent mal ». Mais il s’agit d’un jugement de valeur.
Quatrième variation : la variation selon le moyen de communication (ou diamésique)
Il y a une différence entre la langue écrite et la langue orale. Il y a une différence entre la langue juridique et la langue publicitaire. Il y a une différence entre la langue des livres pour enfants et celle des romans pour adultes. Tout cela est également accepté et est rarement remis en question.
Cinquième variation : la variation selon la situation de communication (ou diaphasique)
C’est la plus complexe. C’est le fait de changer la manière d’utiliser la langue selon qu’on se trouve avec ses proches ou dans un contexte officiel. On parle ici des registres de langue (ou niveaux de langue, même si je n’aime pas beaucoup cette expression, qui implique une hiérarchie). Cette variation se combine avec les autres variations dont je viens de parler. Les personnes plus âgées n’ont pas le même registre familier que les personnes plus jeunes. Les gens de la classe dominante n’ont pas le même que les gens issus des classes défavorisées. On n’écrit pas de la même manière dans un texto que dans une rédaction scolaire. Et les gens de la France n’ont pas le même registre soigné que les gens du Québec.
Généralement, lorsque j’explique toutes ces variations, personne ne me critique. En fait, on me dit même parfois que je ne fais qu’énoncer ce qui est évident. Et c’est le cas. Mais ce qui ne l’est probablement pas, c’est d’envisager la langue comme étant toutes ces variations simultanément. La langue, ce n’est pas cette entité fermée dans un écrin de velours. La langue qu’on pense être la « bonne » n’est rien de plus qu’une des possibilités de l’amalgame de ces variations. Et on a décidé, en tant que communauté linguistique, d’accorder une valeur sociale positive à cette possibilité. Mais ce qui diverge de cette « bonne langue » n’est pas, en soi, « mauvais ». C’est différent et surtout, très très mobile.
On m’accuse très souvent de « tout permettre ». Comme si moi, petite linguiste québécoise, avais le pouvoir d’interdire ou de permettre quoi que ce soit dans la langue des gens. Mais en plus, je ne « permets » pas tout. Je ne fais que décrire la langue telle qu’elle est, et non telle qu’elle « devrait » être, selon telle ou telle école de pensée. Et je mets en lumière le fait que si un phénomène réputé appartenir à la « bonne langue » ne nous convient plus, on n’a qu’à le changer. On en a le droit, et on en a le pouvoir.
Car la langue, cet ensemble mouvant de variations, appartient à tout le monde.