À un peu plus d’une semaine des élections municipales au Québec, la question de l’itinérance continue d’occuper une place d’importance dans les allocutions des candidat·es, notamment dans la Capitale nationale. Selon un sondage Segma Radio-Canada – Le Soleil, l’itinérance serait effectivement au quatrième rang des dossiers prioritaires à Québec, et la question de l’accès au logement, au second rang.
À Montréal, la cheffe d’Ensemble Montréal Soraya Martinez Ferrada a fait de la lutte contre l’itinérance l’un des principaux thèmes de sa campagne, promettant notamment d’y dédier un budget accru et de construire davantage de logements de transition et de maisons préfabriquées.
Mais persiste l’impression que les préoccupations entourant l’itinérance sont souvent moins tournées vers les personnes qui la vivent que vers des questions esthétiques ou vers l’inconfort des citoyen·nes qui en sont témoins de loin.
Des préjugés tenaces
Plusieurs partis ou propositions viennent gratter des préjugés simplistes pour nous convaincre de leur accorder notre vote.
D’emblée, quand on aborde l’itinérance en campagne électorale, l’argumentation semble rapidement glisser vers un désir de propreté accru dans les villes.
Même si le parti Ensemble Montréal affirme aborder la question avec sensibilité, lorsqu’il résume ses promesses en matière d’itinérance par la proposition « d’éliminer les campements d’itinérants d’ici 2030 », ce que plusieurs citoyen·nes entendent, c’est surtout qu’on va nettoyer la ville. Que l’itinérance deviendra ainsi plus invisible – et donc moins malaisante pour celles et ceux que ça dérange.
Les préoccupations entourant l’itinérance sont souvent moins tournées vers les personnes qui la vivent que vers l’inconfort des citoyen·nes qui en sont témoins de loin.
Certaines allocutions officielles dans le cadre des élections municipales sont aussi porteuses d’une vision déshumanisante et réductrice de l’itinérance, qui demeure partagée par plusieurs Québécois·es.
Par exemple, un ex-candidat du parti de Sam Hamad à Québec, Napoléon Woo, a insinué le mois dernier que les personnes en situation d’itinérance profiteraient du système. « L’itinérance doit être une période de transition, pas un genre de culture que vous mangez gratuit, vous avez le logement gratuit, vous avez les vêtements gratuits », a-t-il notamment dit.
Ces propos controversés – qui ont fini par coûter à Napoléon Woo sa place au sein de Leadership Québec – suggèrent que vivre en situation d’itinérance serait carrément un choix, voire un oisif privilège de se soustraire du marché du travail.
Mêmes résonances au débat électoral organisé par la Chambre de commerce et d’industrie Saguenay-Le Fjord, lors duquel le candidat à la mairie Luc Boivin a affirmé que le « problème des itinérants, c’est des gens qui vivent en marge de la société qui ne veulent pas se faire aider ».
Quand on veut, on peut?
Rappelons d’abord que les partis politiques sont censés représenter l’ensemble des membres de la population, qu’ils soient en situation d’itinérance ou non. D’ailleurs, les personnes sans domicile fixe ont, elles aussi, le droit de vote, des opinions politiques et une vision sur la lutte contre l’itinérance et sur l’obsession pour le démantèlement des campements.
Lorsqu’un parti ou un·e candidat·e suggère que les personnes qui vivent en situation d’itinérance sont simplement paresseuses, ils se déresponsabilisent complètement d’un système social défaillant qui alimente les nombreux facteurs pouvant mener à l’itinérance.
Ignorer l’itinérance ou vouloir la rendre plus proprette, c’est un privilège qui est bien au-dessus de nos moyens.
En réponse aux propos tenus par Napoléon Woo, le Regroupement pour l’aide aux itinérants et itinérantes de Québec (RAIIQ) a d’ailleurs réitéré dans une lettre ouverte que « réduire l’itinérance à une question de volonté individuelle, c’est ignorer les causes structurelles bien documentées : crise du logement, inégalités sociales, crise des surdoses, accès limité aux soins de santé mentale et de dépendance, pour n’en nommer que quelques-unes ».
Attribuer l’itinérance à un manque de volonté, c’est aussi insensible qu’irréaliste. Au risque d’en décevoir plusieurs, ce n’est pas vrai que « quand on veut, on peut ». Encore moins lorsqu’on pense aux défis qui peuvent rapidement se multiplier en raison de l’intersectionnalité des formes d’inégalité.
Pour simple rappel, le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale déplorait l’année dernière devoir refuser un nombre effarant de demandes d’aide en raison d’un allongement des séjours en maison d’hébergement causé par le manque de logements abordables.
La vulnérabilité est une hydre dont le système alimente les nombreuses têtes.
Le visage de l’itinérance
Dans un mois, beaucoup d’entre nous réuniront des cannages qui ne nous ont pas fait envie pendant l’année pour nous sentir moins coupables quand les bénévoles de la Guignolée des médias viendront agiter leurs grelots devant notre porte pour garnir les comptoirs alimentaires pendant les Fêtes.
Pour plusieurs, ce sera l’une des seules fois de l’année où ils et elles penseront aux personnes qui ont de la difficulté à manger à leur faim. La demande est pourtant croissante, le Bilan-Faim des Banques alimentaires du Québec ayant rapporté en 2024 une augmentation d’un million de demandes sur trois ans.
Attribuer l’itinérance à un manque de volonté, c’est aussi insensible qu’irréaliste.
La même année, au moins 108 personnes sont mortes en situation d’itinérance au Québec, une hausse significative quand on compare avec la vingtaine de décès par an des années 2019 à 2021. Plusieurs de ces décès sont survenus sur la place publique, parmi nous qui marchions distraitement vers le bureau sans trop regarder autour.
Ignorer l’itinérance ou vouloir la rendre plus proprette, c’est un privilège qui est bien au-dessus de nos moyens.
Ne sommes-nous pas pourtant très nombreux et nombreuses à avoir appréhendé dans les dernières années l’arrivée de l’avis de renouvellement de bail, nous demandant où nous irions si notre propriétaire décidait de mettre fin à notre actuel contrat de location ou d’augmenter drastiquement le loyer?
Ne sommes-nous pas plusieurs à voir avec effarement la facture de l’épicerie augmenter de manière pas du tout proportionnelle à nos revenus?
On entend souvent parler du « visage de l’itinérance », mais il serait bon de se rappeler de temps à autre que ce visage, ce pourrait tout à fait être le nôtre.



