L’arme qui cache la forêt

On ne peut pas parler de l’assassinat de Charlie Kirk sans parler de l’ingénierie de l’espace public par l’extrême droite et de la complicité des médias.

Présenté en défenseur de la liberté d’expression par les politicien·nes et les médias, Charlie Kirk prend les airs d’un messie du débat d’idées depuis son assassinat en direct mercredi dernier.

Cette caractérisation a pourtant de quoi faire frémir n’importe quelle personne qui a un tant soit peu suivi l’évolution de l’extrême droite américaine depuis plus d’une décennie, et en particulier de son aile jeunesse.

Défendre la liberté d’expression dans une société libre et démocratique est une évidence. Et il n’est pas difficile de conclure que l’assassinat de figures publiques contrevient à ce principe.

Mais que les institutions prétendent que le militant d’extrême droite était un défenseur de la liberté de parole, cela en dit long sur l’état de l’espace public, et en particulier sur le zèle des centristes et des libéraux à normaliser la violence au nom de la neutralité.

Faire feu de tout bois

Certes, le plus connu des debate bros n’aurait pas dû mourir d’une balle dans le cou, mais le public mérite mieux qu’un ridicule appel à la civilité quand un architecte de la violence en devient victime à son tour – vraisemblablement ciblé par une ultra droite dissidente menée par l’agitateur suprémaciste Nick Fuentes.

La chroniqueuse Lise Ravary dénonce « les antifas » pour leur violence et reprend les éloges lancés au martyr de la droite par Ezra Klein du New York Times – quelques jours à peine après la publication d’une entrevue intimiste avec Fuentes par le quotidien américain. Le réflexe de Ravary en dit long sur sa conception de la responsabilité.

Par ailleurs, réduire les actions de Kirk à ses idées et ses prises de position n’est pas simplement un portrait incomplet de cet organisateur politique chevronné, c’est de la mauvaise foi. Les fascistes comme lui ont volontairement tordu le débat public à tel point que les élites médiatiques et politiques en sont rendues à accepter que l’appel à la violence et le terrorisme stochastique font partie d’une saine discussion publique, tant qu’on dissocie soigneusement les pyromanes de l’incendie.

Prétendre que le militant d’extrême droite était un défenseur de la liberté de parole, c’est normaliser la violence au nom de la neutralité.

Pourtant, il y a bien une réflexion à avoir sur l’état de la conversation publique. Et elle se pose surtout pour les idéologues de l’extrême centre qui se font les allié·es objectif·ves des fascistes en acceptant de cacher leurs gestes derrière des mots et qui prétendent de surcroit que c’est un phénomène uniquement américain.

L’ingénierie de la violence

Turning Point USA (TPUSA) a tout d’un parti politique d’extrême droite.

L’organisation fondée en 2012 par Charlie Kirk a été mise sur pied afin de « défendre les droits des conservateurs » sur les campus américains. Pour y parvenir, les chapitres de cette organisation ont eu recours à toutes sortes de tactiques d’intimidation, comme leur fameuse liste de surveillance de professeur·es jugé·es trop à gauche qui a été à la base d’une vaste campagne de harcèlement contre la liberté académique.

Originellement de droite économique, l’organisation est rapidement devenue nationaliste chrétienne et s’est complètement intégrée dans la fachosphère.  

En préservant une distance rhétorique avec les fascismes les plus débridés, TPUSA est parvenue à s’assurer une aura de respectabilité. L’organisation a maintenu une grande porosité avec les espaces en ligne les plus inquiétants, mais les menaces de mort et la violence venant de sources anonymes ou d’actions autonomes étaient aussitôt dénoncées. Un flou volontaire trop commun à droite.

Les idéologues de l’extrême centre se font les allié·es objectif·ves des fascistes en acceptant de cacher leurs gestes derrière des mots.

Pour que des figures comme Charlie Kirk puissent compter leurs millions, les communautés marginalisées doivent compter leurs victimes.

La réputation violente de TPUSA n’est plus à faire parmi ses ennemis politiques proclamés et les personnes marginalisées. Celles-ci évitent les « débats » tenus par l’organisation, pour des raisons de sécurité, surtout maintenant que les ultras de la haine ont raffermi leur emprise sur le mouvement.

Seul·es au micro, une poignée de démocrates suffisent à donner une apparence de débat à ces assemblées publiques. Des débats sans médiateur, au milieu d’une foule hostile acquise au nationalisme chrétien et aux idéaux de l’extrême droite.

La politique faite de la bonne manière, apparemment.

La neutralité, c’est le pouvoir

Depuis plus d’une décennie, on a vu le discours public glisser vers l’autoritarisme, l’oppression et la censure. De jour en jour, le fascisme se normalise et le libéralisme en déroute passe presque pour de la gauche radicale.

Les libéraux d’hier sont maintenant conservateurs et les conservateurs sont carrément fascistes.

L’extrême centre – l’idéologie officielle des médias de masse – n’a pas de repère fixe et suit l’air du temps. L’« équité des points de vue » fait office de neutralité, et on sait qu’il n’y a toujours que deux points de vue opposés portés par des acteurs légitimes. En ce moment, le temps de parole se divise entre les promoteurs de l’ordre libéral et ceux qui prônent la fin de l’état de droit.

Le dicible et l’indicible tendent toujours plus à droite, suivant l’intérêt des puissants et des opportunistes qui ne gagnent rien à la modération. Pourquoi refuser toujours plus de pouvoir?

Les fascistes comme Kirk ont tordu le débat public à tel point que les élites en sont rendues à accepter que l’appel à la violence fait partie d’une saine discussion publique.

C’est rendu qu’on ne peut plus rien dire, nous répètent les professionnel·les de l’opinion.

Tout un pan du spectre politique a été simplement expulsé de l’espace public. Un monstre sans voix invoqué ponctuellement pour prétendre à la « polarisation », comme les antifas de Ravary ou la « gauche radicale » violente qu’invoque Mathieu Bock-Côté, le chroniqueur de la droite ethno-nationaliste, pour alimenter la haine contre l’ennemi intérieur.

Quelle inquiétante polarisation entre des gens qui font violence par tous les moyens et ceuzes qui en sont victimes! Si seulement les minorités pouvaient se taire face à des gens qui réclament un pouvoir unilatéral sur elles.

La parole des opprimé·es est étouffée, trop marginale pour être légitime. Et on voit même des institutions historiques de la gauche, comme les syndicats et Québec solidaire, taper dans leur flanc progressiste pour le faire taire et tenter de séduire les absolutistes du centre. Qui pourrait oublier l’« affaire Bouazzi »?

Eux aussi ont normalisé la violence.

Mourir pour ses idées

Les personnalités publiques, politicien·nes comme journalistes, dénoncent cet assassinat parce qu’elles s’imaginent dans la ligne de mire : une personne ne devrait jamais mourir pour ses opinions.

Mais les cadavres anonymes qui s’accumulent sous les assauts de l’extrême droite ne portent pas ce stigmate parce qu’ils n’ont pas de parole.

Quand la poussière du plus récent épisode de la violente guerre culturelle américaine sera retombée, les politiques de la haine vont reprendre leur cours habituel dans l’indifférence générale des médias de masse, ici comme ailleurs.

Que ce soient par les campagnes de harcèlement contre les minorités, les tueries américaines ou le génocide à Gaza, ce qui est reproché aux victimes, c’est simplement de respirer l’air de ceuzes qui ne veulent pas le partager.

Et leur réduction au silence, heureusement, ne menace pas la liberté d’expression.

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