
Des courriels entre la haute administration de McGill et des lobbys pro-Israël montrent que ces derniers ont fait pression pour que l’Université se montre plus sévère à l’endroit de ses étudiant·es qui se mobilisent en soutien à la Palestine. Ces correspondances révèlent que la Fédération CJA et son bras politique, CIJA, ont un accès privilégié aux administrateur·trices de McGill, qu’elles ont rencontré·es à plusieurs reprises et à qui elles ont demandé, entre autres, de censurer des événements, de criminaliser des manifestant·es et de s’opposer à des résolutions étudiantes.
« Pourquoi n’avez-vous pas insisté pour démanteler le campement hier, lorsque vous avez ordonné la fin de l’occupation? Après tout, le campement est à l’origine du problème. »
C’est ce qu’a écrit, le 7 juin 2024, la Fédération CJA dans un courriel au recteur de l’Université McGill, Deep Saini.
« L’occupation » en question était un sit-in organisé la veille par des étudiant·es dans un immeuble du campus, contre lequel McGill avait fait appel à l’intervention du Service de police de la Ville de Montréal.
Les manifestant·es demandaient à ce que McGill mette fin à ses investissements et à ses ententes la liant à des entreprises – dont des compagnies d’armement – faisant affaire en Israël et à des universités israéliennes.
Jusque-là, l’université avait fait la sourde oreille, en dépit du campement étudiant qui était apparu sur sa pelouse quelques semaines plus tôt et que la Fédération CJA aurait voulu voir démantelé.
Le courriel, signé par un·e de ses représentant·es dont l’identité a été caviardée, continue : « Depuis des mois, nous vous mettons en garde contre la toxicité et l’antisémitisme qui se sont développés à McGill en raison de l’absence de mesures significatives et de la réticence à faire preuve d’un leadership décisif. »
C’est au début de l’été 2024 et il est vrai que, depuis des mois, des lobbys pro-Israël, à savoir la Fédération CJA, un organisme de charité, ainsi que son bras politique, le Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA), communiquent régulièrement avec les administrateur·trices de l’Université McGill.
Cette fois-ci, McGill répond aux représentant·es de la Fédération en affirmant que le Service de police de la Ville de Montréal n’agit pas selon ses instructions.
La vice-provost, Angela Campbell, qui signe le courriel, écrit aussi : « Ne confondez pas la présence du campement avec notre tolérance à son égard, ou à l’égard de toute autre action qui enfreint la loi ou nos politiques. »
« Nous restons à votre disposition pour répondre à vos questions. Nous serons également heureux d’organiser une réunion dans les semaines à venir. » Au terme de l’échange, une rencontre avec le recteur Deep Saini est proposée par McGill.
Par le biais d’une demande d’accès à l’information, Pivot a pu mettre la main sur 17 échanges comportant chacun plusieurs courriels, s’étalant entre le 9 novembre 2023 et le 4 avril 2025, entre les administrateur·trices de McGill et des représentant·es de ces organisations. Les identités de ces dernier·es ont toutes été masquées par les services d’accès à l’information de l’université.
Pivot à également eu accès à cinq autres courriels envoyés par des représentant·es d’un autre lobby pro-Israël, B’nai Brith, qui fait écho aux demandes la Fédération CJA et de CIJA, mais avec qui l’administration McGill semble peu échanger.
Les correspondances entre l’Université, la Fédération CJA et CIJA, quant à elles, montrent que ces organisations entretiennent des liens privilégiés avec de hauts administrateur·trices de McGill, avec qui elles obtiennent des rencontres et à qui elles s’adressent par leurs prénoms.
Au fil de ces messages, les lobbys ont fait pression pour que l’administration de McGill soit plus sévère à l’endroit des étudiant·es qui militent en soutien à la Palestine, pour que l’université s’oppose à des résolutions adoptées démocratiquement par le corps étudiant, et pour qu’elle censure des présentations données par des personnalités solidaires à la Palestine.
Ces interventions contre le mouvement pro-Palestine à McGill s’ajoutent à celles, déjà mises en lumière par Pivot, du député libéral fédéral Anthony Housefather, qui a correspondu fréquemment avec de hauts responsables à l’université dans les deux dernières années.
De telles pressions de la part d’individus et de groupes pro-Israël dans le milieu de l’enseignement supérieur n’ont rien d’inédit.
L’an dernier, CIJA et la Fédération CJA s’étaient félicités d’être à l’origine des enquêtes ministérielles dans les collèges Dawson et Vanier initiées par la ministre de l’Enseignement supérieur Pascale Déry – qui a déjà siégé au conseil d’administration de CIJA.
Les enquêtes et le rapport en découlant, visant à savoir si les institutions avaient fait le nécessaire pour assurer la sécurité des étudiant·es dans un contexte de « climat tendu » depuis le 7 octobre 2023, ont été vivement dénoncés par le corps professoral.
En avril, Pivot avait aussi dévoilé l’existence d’une correspondance entre la ministre Pascale Déry et CIJA. Le ministère avait cependant refusé de dévoiler la nature des échanges.
La Fédération CJA et CIJA n’ont pas fait suite à nos demandes d’entrevue.
L’administration de McGill a décliné de nous accorder une entrevue. Dans un courriel, elle a indiqué qu’elle « entretient des échanges réguliers avec divers élus et organisations dans le cadre de ses activités » et a refusé de répondre aux questions de Pivot.
La Fédération CJA et CIJA
La Fédération CJA est un organisme de bienfaisance enregistré dont la mission est de « préserver et renforcer la qualité de la vie juive et l’engagement à Montréal, en Israël et dans le monde ».
Le Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA) est un groupe financé notamment par la Fédération, qui se décrit comme « l’agent de représentation » des fédérations juives du Canada, dont la Fédération CJA, et qui agit comme lobbyiste auprès des différents paliers de gouvernement.
Bien qu’elles se présentent comme distinctes, il est difficile de dissocier ces deux organisations dans les courriels analysés par Pivot. Les signatures de la Fédération CJA et de CIJA sont fréquemment apposées conjointement et il n’est donc pas toujours possible d’attribuer ces courriels à l’une ou à l’autre organisation.
De manière générale, la Fédération CJA et CIJA calquent les prises de positions du gouvernement israélien, ne critiquant pas publiquement ses politiques. Ils s’opposent par exemple à un cessez-le-feu à Gaza, à la reconnaissance de l’État palestinien, ou encore aux mesures et aux décisions de la Cour pénale internationale et de la Cour internationale de justice contre Israël et ses dirigeants.
Les deux organisations défendent une définition de l’antisémitisme, élaborée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, qui inclut la critique de l’État israélien. En d’autres mots, cette définition amalgame antisémitisme et anti-sionisme. Bien que critiquée par plusieurs comme portant atteinte à la liberté d’expression, cette définition a été retenue par le gouvernement canadien.
Quel impact à McGill?
Si l’impact à McGill de l’influence des lobbys pro-Israël est difficile à mesurer, les gestes posés par l’université s’accordent souvent avec les positions de la Fédération CJA.
En matinée, le 14 juin 2024, la Fédération écrit un courriel adressé au recteur Deep Saini, à la vice-provost Angela Campbell et au vice-recteur Fabrice Labeau, concernant la tenue d’un « programme d’été » organisé par le groupe Solidarité pour les droits humains des Palestinien·nes (SPHR) au campement de McGill. Cet événement avait causé la controverse en raison des images choisies pour ses affiches, montrant des combattant·es armé·es.
« Nous vous exhortons à demander publiquement aux autorités municipales de démanteler immédiatement ce campement illégal, et à vous attaquer concrètement à la source de la haine et de l’incitation à la violence sur le campus », peut-on lire dans le courriel de la Fédération CJA.
« Il est temps de prendre des mesures concrètes contre les étudiants et les enseignants qui incitent à la haine contre les Juifs sur les campus, où la tolérance a involontairement permis à l’antisémitisme de prospérer. »
Quelques heures plus tard, le même jour, le recteur Deep Saini écrit à l’ensemble de la communauté mcgilloise. « Cette situation est extrêmement alarmante. Elle a attiré l’attention des médias internationaux, et de nombreux membres de notre communauté ont naturellement fait part de leurs graves préoccupations, préoccupations que je partage. »
Il indique que l’université a « contacté les autorités municipales, provinciales et fédérales chargées de la sécurité publique », accédant aux demandes de la Fédération CJA, et même les surpassant.
Le recteur promet également des mesures disciplinaires et des représailles légales contre SPHR, ainsi que l’augmentation des effectifs de sécurité sur le campus – des demandes maintes fois amenées par la Fédération CJA.
Après son envoi à la communauté mcgilloise, le message de Deep Saini est directement transféré à la Fédération CJA par Angela Campbell. « L’affaire a été signalée à la police et aux autorités chargées de la sécurité publique aux niveaux fédéral et provincial », répond-elle.
En référence à une rencontre prochaine entre McGill et la Fédération, elle ajoute : « Nous serons heureux de discuter avec vous des mesures que nous prenons et étudions pour faire face à la situation actuelle, qui est très préoccupante. »
Cet alignement entre les demandes de la Fédération CJA et la position de McGill survient sur d’autres points, notamment lorsque la Fédération se plaint en novembre 2023 de la tenue d’un référendum étudiant, qui doit donner lieu à l’adoption d’une politique contre le génocide, que l’organisme perçoit comme « toxique » et « antisémite ».
La politique, qui obtiendra plus de 78 % des voix quelques jours plus tard, vise à ce que l’université coupe les ponts avec toute personne, institution ou compagnie « complice du génocide, du colonialisme, de l’apartheid ou du nettoyage ethnique contre les Palestiniens ».
« Ce type de rhétorique donne carte blanche à ceux qui commettent des actes antisémites dans nos rues », écrit la Fédération CJA. « Nous sommes gravement préoccupés par le fait qu’en incluant des allégations incendiaires et antisémites, cette politique proposée aura un impact sur la sécurité et le bien-être des étudiants juifs sur le campus de McGill. »
La Fédération indique donc que la ratification de la politique par l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM), qui représente plus de 22 000 étudiant·es de premier cycle, constituerait une violation par l’association de sa propre constitution.
La réponse de McGill, envoyée par la vice-provost Angela Campbell au lendemain de l’adoption de la politique, montre que l’université reprend la même accusation. « Le point de vue de McGill, qui a été communiqué à l’AÉUM, est que, si la politique proposée est adoptée, l’AÉUM enfreindra sa propre constitution. »
Ingérence refusée
À d’autres occasions, McGill se fait plus prudente, par exemple, lorsque la Fédération s’enquiert de la présence de personnalités pro-Palestine invitées par des groupes étudiant·es à faire des présentations sur le campus.
En septembre 2024, la Fédération CJA et CIJA signent une lettre adressée au recteur Deep Saini, lui demandant de faire annuler une conférence organisée par l’Association des personnes musulmanes diplômées de McGill, à laquelle est invitée la journaliste et ancienne étudiante de l’université Sana Saeed.
Sa venue à McGill a fait l’objet de cinq échanges répertoriés par Pivot entre le 3 septembre 2024 et le 21 octobre 2024. Certains messages indiquent que le sujet a aussi été abordé lors de rencontres.
Malgré les pressions de CIJA, McGill maintient qu’elle n’agira pas. « Le statu quo demeure », écrit Angela Campbell en réponse aux courriels insistants de l’organisation.
Cependant, elle invite l’organisation à lui transmettre des informations qu’elle semble avoir avancées lors d’une rencontre précédente, mais qui n’ont pas été vérifiées. « Vous aviez indiqué que vous pourriez nous envoyer des informations que nous devrions prendre en compte dans notre analyse, en plus de celles contenues dans votre lettre. »
CIJA répond : « Malheureusement, cette information n’est pas disponible. Les préoccupations que nous avons exprimées restent toutefois les mêmes et tout aussi valables. »
Plus rarement, l’université exprime son opposition de manière frontale face à ces tactiques. Cela est par exemple le cas le 9 octobre dernier, après que CIJA ait fait une publication sur X qui s’attaquait à l’Association des étudiant·es musulman·nes (MSA) de McGill et qui semble depuis avoir été retirée.
Cette fois, McGill réagit vivement puisque la publication associe le MSA au SPHR, ce qui « poserait préjudice au premier groupe », écrit Angela Campbell.
« En les associant publiquement de cette manière, le message risque de donner une image erronée du MSA, le présentant comme un groupe qui recourt à la violence, au vandalisme et à l’intimidation pour tenter d’atteindre ses objectifs. »
L’administration semble reconnaître les dangers posés par ce genre d’attaques de la part des lobbys, sans toutefois s’opposer clairement à ce qu’elles visent les étudiant·es qui font partie de groupes de soutien à la Palestine.
« Ce message a donc suscité chez les membres de la MSA des inquiétudes quant à leur réputation et leur sécurité personnelle. Nous considérons cette préoccupation comme légitime, compte tenu des pratiques de doxxing et des sites web qui ont pris pour cible certains étudiants et professeurs dans les universités. »
CIJA ne semble pas avoir répondu.
Manifestant·es surveillé·es
À plusieurs reprises lors de ses échanges avec McGill, la Fédération CJA avertit l’administration d’activités en lien avec la Palestine, parfois au moment où elles se déroulent, demandant qu’elles soient réprimées.
Le 15 août 2024, plus d’un mois après que le campement pro-Palestine ait été démantelé par une compagnie de sécurité embauchée par McGill, Philippe Gervais, nouvellement vice-recteur, répond à un courriel auquel Pivot n’a pas eu accès, intitulé « Monday at Roddick Gates » et qui incluait vraisemblablement une vidéo d’une mobilisation lors de laquelle des manifestant·es avaient inscrit des slogans à la craie sur un muret.
Philippe Gervais écrit : « Dans la vidéo que vous avez partagée avec nous, la manifestation se déroule en dehors du campus de McGill, sur la voie publique, où la compétence relève de la Ville de Montréal. »
« Comme le montre la vidéo, les biens de l’Université McGill ont été vandalisés et les graffitis à la craie ont été effacés mardi matin. Il convient de noter que lorsque les biens de l’Université McGill sont vandalisés, nous intervenons rapidement pour remédier à la situation », poursuit le vice-recteur.
Dans son courriel, envoyé à un·e représentant·e de la Fédération CJA, Philippe Gervais précise également qu’une assemblée est prévue pour des étudiant·es juifs·ve, organisée en collaboration avec le député libéral fédéral Anthony Housefather.
La Fédération CJA répond chaudement. « C’est formidable de reprendre contact et félicitations pour votre nouveau poste. J’ai le sentiment que nous allons beaucoup échanger. »
Puis, elle demande à ce que McGill pose des gestes concrets contre les manifestant·es, suggérant même que les personnes ayant écrit à la craie soient arrêtées par la police. « Nous nous demandons si un rapport de police a été déposé? Une arrestation a-t-elle été effectuée pour avoir dégradé la propriété de McGill? »
Le 30 août, la Fédération CJA écrit de nouveau, cette fois directement au recteur Deep Saini, expliquant craindre que des étudiant·es subissent de l’antisémitisme et de l’intimidation au moment de la rentrée.
Au courriel est attachée une vidéo, à laquelle Pivot n’a pas eu accès, mais que l’expéditeur décrit comme une représentation « de ce que c’est que d’être un étudiant juif lors de ses premiers jours à McGill ».
« Quelles conséquences pouvons-nous attendre pour ceux qui, une fois de plus, créent un climat de haine, d’intimidation, de harcèlement et d’antisémitisme sur le campus? »
Ce jour-là, des manifestations pro-Palestine se sont tenues devant le campus. Pivot n’a pas été en mesure d’identifier des preuves d’intimidation ni d’antisémitisme lors de ces événements.
Philippe Gervais répond à ce message le 3 septembre et suggère une rencontre.
« Nous serions toujours ravis de faire une rencontre, Philippe », écrit la Fédération CJA.
Lobbys influents
« Ils se sentent en droit de donner des ordres aux universités », avance Sheryl Nestle, co-fondatrice de Voix juives indépendantes (VJI) et professeure de sociologie à l’Université de Toronto.
« Il y a un sentiment d’indignation dans le ton », commente-t-elle en examinant quelques courriels obtenus par Pivot.
Elle affirme qu’il y a quelques années, CIJA avait contacté l’Université de Toronto afin de demander à ce que le diplôme d’une étudiante que Sheryl Nestle supervisait soit révoqué, en raison du contenu de son mémoire de maîtrise, jugé trop critique d’un programme éducatif sur l’Holocauste mené par une organisation israélienne.
Selon elle, la pression de ces lobbys pourrait être d’autant plus forte qu’ils ont un levier financier. « On sait que les donateurs menacent [de retirer du financement] quand ce genre de choses se passent, et c’est épeurant pour les universités qui sont sous-financées. Il y a des craintes que ce genre de ressources soit retirées. »
Ce nouvel exemple de pression ne surprend pas non plus la journaliste Sana Saeed, visée par les courriels de la Fédération CJA. « C’est comme ça que les groupes pro-Israël fonctionnent depuis des décennies – incluant quand j’étais étudiante à McGill », réagit-elle.
Bien que McGill n’ait pas cédé aux pressions dans son cas, refusant d’annuler la tenue de l’événement, l’université aurait dû adopter une position plus ferme afin de défendre son ancienne étudiante, selon elle.
« Je ne demande pas aux administrateurs de McGill de partager mon point de vue – même si j’espère qu’ils s’opposent au génocide –, mais ils auraient au moins pu faire preuve de plus de courage plutôt que d’utiliser un langage qui capitule déjà dans le ton, même s’il ne s’agit pas d’action, devant la validité des groupes pro-génocide. »
McGill « doit comprendre le jeu politique derrière tout ça », pense Sheryl Nestle. Elle déplore le fait que les groupes qui dénoncent l’antisémitisme tout en critiquant Israël, comme VJI et Palestiniens et Juifs unis, ne bénéficient pas de la même influence et sont fréquemment écartés des consultations, notamment dans la sphère politique.
« Le gouvernement est vraiment disposé à donner une tribune [aux lobbys pro-Israël] et à dire qu’ils représentent la voix légitime de tous les Juifs canadiens, alors que d’autres personnes frappent à la porte et disent non. »
« Nous représentons un nombre important de personnes. Nous ne sommes certes pas majoritaires, mais cela ne signifie pas pour autant que nous ne devrions pas avoir notre mot à dire. »








