
Le rapport d’enquête sur le climat jugé « tendu » dans les collèges Dawson et Vanier a choqué beaucoup d’étudiant·es et de professeur·es des deux établissements. Iels s’inquiètent que les recommandations fondées sur des constats « biaisés et fallacieux » puissent avoir des impacts majeurs sur l’ensemble du réseau collégial, notamment en compromettant la liberté académique et la liberté d’expression sur la Palestine, ainsi qu’en alimentant le racisme et l’islamophobie.
Dévoilé il y a un mois par la ministre de l’Enseignement supérieur du Québec, Pascale Déry, le rapport d’enquête sur les collèges Dawson et Vanier est le fruit d’une démarche entamée à la demande de la ministre en novembre 2024, suite à une série de signalements rapportant un malaise et un sentiment d’insécurité chez certain·es étudiant·es, dans un climat jugé « tendu » sur le campus en lien avec le conflit israélo-palestinien.
Le document de 71 pages suggère que les activités des groupes étudiants pro-palestiniens ainsi que certains cours et conférences portant sur la Palestine constituent des sources de tensions et de divisions.
Il formule quatre recommandations qui auraient un impact sur l’ensemble du réseau collégial : adopter une loi pour encadrer la liberté académique; revoir les compétences attendues des cours de langue; actualiser la loi sur l’accréditation et le financement des associations étudiantes afin d’encadrer leurs devoirs et leurs responsabilités; et renforcer les principes de laïcité « en fait et en apparence ».
Dès son lancement, l’enquête avait rapidement provoqué de vives réactions dans les milieux collégial et universitaire. Quelques centaines d’étudiant·es et de professeur·es, ainsi que plusieurs syndicats, avaient réclamé l’arrêt de l’enquête et la démission de la ministre, dénonçant notamment une ingérence politique dans l’autonomie des établissements, de même que des atteintes à la liberté académique et à la liberté d’expression.
Des critiques ont aussi soulevé un conflit d’intérêts à cause des liens de la ministre Déry avec le Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA), un lobby sioniste pour lequel elle a siégé au conseil d’administration. Le CIJA a d’ailleurs revendiqué avoir joué un rôle clé dans le déclenchement de l’enquête.
Malgré les appréhensions, le contenu du rapport a tout de même choqué beaucoup de professeur·es et d’étudiant·es des deux établissements.
Un rapport non valide
« Biaisé », « fallacieux », « tendancieux » et « hors-sujet », c’est ainsi que les étudiantes et les professeures rencontrées par Pivot qualifient le rapport.
Le texte insiste sur une tension au sein des deux établissements, mais rapporte uniquement le sentiment d’insécurité exprimé par un nombre inconnu d’étudiant·es et de professeur·es pro-israélien·nes.
« Il n’y a aucune mention des incidents d’intimidation ou de harcèlement auxquels nous avons fait face depuis octobre 2023 », déplore Iman*, représentante du groupe étudiant Solidarity for Palestinian Human Rights (SPHR) de Dawson.
D’après elle, beaucoup d’étudiant·es pro-palestinien·nes se sont fait·es filmer, insulter et traiter de « terroristes » ou de « pro-Hamas ». Des activités de solidarité avec la Palestine, y compris une levée de fonds pour une charité, ont été perturbées par des étudiant·es pro-israélien·nes.
Les membres de SPHR signalent d’ailleurs des faits erronés concernant leurs activités et affirment que les enquêteurs n’ont jamais tenté de les rencontrer.
Par exemple, la vente de keffiehs n’a été organisée qu’occasionnellement, et non tous les mercredis, comme le suggère le rapport. Bien qu’il s’agisse de détails, cela amène les étudiant·es à s’interroger sur l’intégrité et la rigueur de cette enquête ministérielle.
Ana*, professeure du cours Appartenances palestiniennes, dont le contenu est mis en cause dans le rapport, dénonce également le fait que les enquêteurs ne l’aient jamais convoquée en entrevue ni contactée pour avoir accès au plan du cours.
De plus, l’enseignante estime que les constats et les recommandations du rapport s’écartent de l’intention déclarée par la ministre lors du lancement de l’enquête, qui était, selon ses propres mots, de « voir si [les collèges] ont pris toutes les mesures à leur disposition pour garantir la sécurité physique et psychologique des étudiants ».
En effet, le rapport ne mentionne que deux incidents précis qui pourraient être considérés comme susceptibles d’atteindre la sécurité physique ou psychologique des étudiant·es juif·ves.
Le premier concerne des propos jugés « haineux » et « antisémites », tenus par un étudiant de Dawson sur les réseaux sociaux. L’autre relève d’un acte de vandalisme visant le local d’un club d’étudiant·es juif·ves de Vanier. Dans les deux cas, la direction de l’établissement concerné est intervenue sans délai.
« Le rapport montre que tous les recours existent pour que les choses soient réglées à l’interne. Pas besoin d’intervention extérieure », commente Ana.
« Ils inventent des problèmes pour réclamer plus de contrôle, plus de censure, plus de répression », dénonce-t-elle.
« Ils ont eu un prétexte pour aller faire une enquête, puis arriver à la conclusion qu’ils voulaient », soutient Mrya*, enseignante de Dawson.
Répression de l’activisme étudiant
Basé sur des plaintes dont la provenance n’est pas identifiée, le rapport suggère que les activités étudiantes pro-palestiniennes constituent une source de tension et de division.
Il juge que SPHR de Dawson et Ardouna Palestinian Association de Vanier contreviennent à leur constitution, selon laquelle les clubs étudiants ne devraient pas être de nature politique.
Cette conclusion repose notamment sur leur encouragement au port du keffieh, vu comme une prise de position politique, ainsi que sur les revendications de SPHR demandant l’arrêt des enquêtes et la démission de la ministre Déry.
Les enquêteurs recommandent donc d’actualiser la Loi sur l’accréditation et le financement des associations d’élèves ou d’étudiants, adoptée en 1983, afin d’« encadrer les devoirs et les responsabilités des associations » et de « donner les leviers nécessaires aux établissements pour intervenir adéquatement dans les situations problématiques ».
« Ils inventent des problèmes pour réclamer plus de contrôle, plus de censure, plus de répression. »
Ana*, enseignante au Collège Dawson
« Nous aussi, on est des humains, on a nos opinions, on est dans un pays démocratique », réagit Rahaf*, membre de SPHR.
« On se sent censuré, on sent qu’on doit enlever ce qui est de l’identité palestinienne, parce qu’on ne peut pas prétendre qu’il n’y a rien de politique dans notre existence palestinienne », dit Maria*, étudiante d’origine palestinienne de Vanier.
Le 11 juillet, SPHR Dawson et Vanier for Palestine ont publié une déclaration conjointe rejetant dans son intégralité le rapport, qu’ils qualifient d’« attaque politique ciblant les étudiant·es palestinien·nes et musulman·es, ainsi que toutes les personnes solidaires de la Palestine ».
Ils réitèrent leur appel à la démission de la ministre Déry et exigent des excuses publiques « pour cette tentative flagrante de criminaliser la solidarité avec la Palestine » face à un génocide en cours à Gaza.
Atteinte à la liberté académique
Les enquêteurs estiment que « l’interprétation de la liberté académique suscite des difficultés et des controverses », notamment pour le choix des conférencier·ères invité·es et les sujets retenus lors d’un symposium, ainsi que les contenus de certains cours de langue.
Ils recommandent d’« adopter une loi pour encadrer la liberté académique dans le réseau de l’enseignement collégial », à l’exemple de la Loi sur la liberté académique dans le milieu universitaire, mais assortie d’un règlement d’application qui permet de « maintenir l’équilibre entre la liberté académique et les responsabilités des professeurs ».
Ils soulignent qu’une telle loi pourrait « garantir et pérenniser la liberté académique dans tout le réseau collégial », présentement protégée par les conventions collectives. Or, le reste du rapport suscite au contraire des inquiétudes chez les enseignant·es et leurs syndicats quant à une possible atteinte à cette liberté.
Les enquêteurs pointent du doigt la Semaine internationale des femmes, un symposium organisé annuellement à Vanier, en relayant les commentaires de quelques enseignant·es qui jugent que certaines conférences abordant la cause palestinienne sont « biaisées » et « monopolisent les débats ».
Ils concluent que ces conférences, qualifiées de « polarisantes », ne peuvent pas « susciter l’ouverture à un dialogue constructif [ni] permettre une critique argumentée et crédible ».
« L’apprentissage démocratique, il se fait avec des confrontations. »
Ana
Ils remettent également en question la pertinence de certains cours de langue, par exemple, le cours intitulé Appartenances palestiniennes, qui figure parmi les variantes du cours Langue française et culture proposées aux étudiant·es d’un certain niveau de français à Dawson.
Bien qu’une évaluation menée par le département montre que le cours répond aux exigences de la compétence attendue, soit « communiquer avec aisance en français courant », les enquêteurs jugent celle-ci « peu définie » et susceptible de « diverses interprétations » et en recommandent une révision par le ministère de l’Enseignement supérieur.
Selon Ana, ce cours permet aux étudiant·es de découvrir, à travers des auteur·es francophones d’origine palestinienne, la transmission de la culture alors que leur pays est en train d’être effacé, tout en réfléchissant à la violence et à la paix.
Elle rappelle que les étudiant·es peuvent choisir librement parmi une vingtaine de variantes du cours Langue française et culture, qui abordent une diversité de thématiques et offrent autant de façons de comprendre le monde. « C’est la force de la liberté académique. Pourquoi on priverait nos étudiants de ça? »
« On prépare les étudiants à voir des visions du monde beaucoup plus larges et multiples. C’est notre travail, au Cégep, de leur ouvrir les horizons. »
Pour Ana, l’inconfort de quelques étudiant·es ne justifie pas une telle intervention, car « l’apprentissage démocratique, il se fait avec des confrontations », argumente-t-elle.
Affirmation jugée islamophobe
Vers la fin du rapport, les enquêteurs soulignent que les principes de la laïcité ne sont pas respectés, « en fait et en apparence », dans les deux établissements, pointant du doigt notamment les salles de prière sur le campus.
Les collèges Dawson et Vanier disposent chacun d’une salle de prière pour les étudiant·es musulman·es depuis de nombreuses années. Les directions des deux établissements avaient confirmé aux médias n’avoir jamais reçu de plaintes à ce sujet.
Les enquêteurs maintiennent tout de même que « l’affectation d’une salle à une confession religieuse particulière […] peut être vue comme du prosélytisme et est discriminatoire face aux étudiants appartenant à d’autres confessions religieuses. »
Ils vont jusqu’à affirmer que « cela ne fait qu’alimenter un climat de radicalisation, de repli communautaire et de méfiance réciproque », reprenant mot pour mot une phrase tirée d’un texte d’opinion signé par des militant·es en faveur de la laïcité.
Les enseignantes et les étudiantes rencontrées par Pivot soulignent que cette sérieuse affirmation n’est pourtant accompagnée d’aucune source scientifique et qu’elle alimente l’islamophobie et le racisme.
« Ça m’a fait de la peine quand j’ai vu ça dans le document », déplore Rahaf, étant elle-même utilisatrice de la salle de prière.
« La salle de prière était un endroit très sécuritaire pour les élèves musulmans, un endroit où on peut se permettre de baisser sa garde », poursuit-elle, « juste le fait de rentrer là, ça fait du bien ».
Les étudiantes déplorent que le gouvernement caquiste les voie toujours comme une source de problèmes. « On savait déjà qu’ils voulaient empêcher les salles de prière. Ce n’est plus un secret qu’ils incluent [leur interdiction] dans n’importe où qu’ils peuvent », s’indigne Iman.
Le ministère de l’Enseignement supérieur n’avait pas répondu à nos questions au moment de publier.
*Nom fictif. Pivot a accordé l’anonymat aux intervenantes s’inquiétant de possibles représailles.



