Le projet de loi C-5 contourne la démocratie pour une solution « à la recherche d’un problème »

Le projet de loi donne au gouvernement fédéral une grande latitude pour contourner les lois existantes et le pouvoir du parlement, et ce, sans justifications concrètes.
Le premier ministre du Canada Mark Carney, à la Chambre des communes, le 11 juin 2025. Capture d’écran: Parlement du Canada. Montage: Pivot

Le projet de loi C-5, qui devrait être adopté sous bâillon ce vendredi par le gouvernement Carney, propose deux nouvelles mesures donnant la possibilité au conseil des ministres fédéral de contourner certaines règles et lois existantes sans avoir à passer par les processus législatifs normaux, que ce soit pour bâtir des infrastructures d’« intérêt national » ou favoriser le commerce entre les provinces. Cette concentration du pouvoir se ferait en plus sous de faux prétextes et risque d’avoir de lourdes conséquences environnementales et sociales, selon de nombreux observateurs.

La Loi édictant la Loi sur le libre-échange et la mobilité de la main-d’œuvre au Canada et la Loi visant à bâtir le Canada, portées toutes deux par le projet de loi C-5, sont présentées par le gouvernement libéral de Mark Carney comme le moyen d’adapter l’économie canadienne pour faire face aux risques commerciaux qui planent sur le pays depuis l’investiture de Donald Trump.

Or, il est loin d’être évident que ces lois jumelles auront des impacts significatifs sur l’économie canadienne.

« Ce qu’on a ici, ce sont vraiment des solutions à la recherche de problèmes. Ce n’est vraiment pas clair ce qui pourra être accompli pour l’économie », souligne Stuart Trew, analyste au Centre canadien de politiques alternatives (CCPA).

« Toutefois, ce qui est limpide, c’est qu’il s’agit d’une grande prise de pouvoir par l’exécutif », poursuit-il.

Bâtir le Canada… à huis clos

La deuxième partie du projet de loi est celle qui préoccupe principalement la plupart des groupes qui se sont exprimés lors de la procédure parlementaire écourtée s’étant déroulée à la Chambre des communes cette semaine.

Elle propose de permettre aux ministres d’invoquer « l’intérêt national » pour permettre d’outrepasser, en tout ou en partie, la majorité des lois environnementales ainsi que la Loi sur les Indiens pour des projets d’infrastructures.

L’utilisation de « l’intérêt national » pour soustraire des projets à des lois pourrait avoir de lourdes conséquences, prévient Geneviève Paul, directrice générale du Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE).

« L’intérêt national est un terme qui a une signification très spécifique en droit constitutionnel et théoriquement, ça pourrait permettre de contourner les lois provinciales en matière d’environnement », souligne-t-elle.

« Ce qu’on a ici, ce sont vraiment des solutions à la recherche de problèmes. Ce n’est vraiment pas clair ce qui pourra être accompli pour l’économie. »

Stuart Trew, CCPA

En effet, le gouvernement fédéral dispose d’une « compétence exclusive et permanente sur ce qui est jugé d’intérêt national par les tribunaux », rappelle le mémoire que le CQDE a déposé à la Chambre des communes. Il pourrait donc théoriquement décider que les provinces ne peuvent pas exiger que leur propre loi environnementale s’applique pour ces projets.

Une façon de faire qui est pour l’instant rejetée par le gouvernement Carney, mais qui pourrait revenir sur la table après un changement de gouvernement, ou simplement lorsque la loi passera le test de sa mise en application dans des situations concrètes.

« C’est vraiment un projet de loi qui représente un risque important de recul pour la protection de l’environnement. Ce qu’on propose c’est carrément d’ignorer ou de mettre de côté des lois et des règlements, l’impact pourrait être énorme », remarque Geneviève Paul.

Par ailleurs, ce nouveau pouvoir sera très peu balisé, prévient-elle.

En effet, la loi prévoit quelques cas d’application, comme les projets qui peuvent « contribuer à la croissance propre et à l’atteinte des objectifs du Canada en ce qui a trait aux changements climatiques », ou encore « promouvoir les intérêts des peuples autochtones », mais ajoute qu’au final le gouvernement peut « peut tenir compte de tout facteur qu’il estime pertinent ».

« Est-ce que les ministres vont prioriser certains projets sous la pression du lobby pétrolier et en écarter d’autres qui auraient été bons pour la transition énergétique? On ne le saura sans doute jamais », remarque Stuart Trew.

En effet, les délibérations derrière les décisions des ministres et du premier ministre étant confidentielles, le public n’aura ainsi aucune façon de connaître la façon dont seront utilisés ces nouveaux pouvoirs.

S’il est vrai que les projets qui seront considérés comme ayant un « intérêt national » seront révélés publiquement, ceux qui seront étudiés, mais écartés pourraient ne jamais être connus de la population.

« L’intérêt national est un terme qui a une signification très spécifique en droit constitutionnel et théoriquement, ça pourrait permettre de contourner les lois provinciales en matière d’environnement. »

Geneviève Paul, CQDE

De plus, il se pourrait bien que le projet de loi n’ait qu’un impact très marginal sur la durée des projets qu’il tente d’accélérer, prévient Stuart Trew. « On sauve quelques processus d’approbations et un peu de paperasse, mais on parle d’énormes projets qui vont s’étendre sur des années, ça ne fera pas une grande différence », remarque-t-il.

« Surtout si on se retrouve avec de la résistance ou des blocus de la population ou de Premières Nations qui jugent qu’on n’a pas respecté leurs droits », souligne-t-il.

Un recul démocratique

Rappelons que le gouvernement Carney a choisi d’outrepasser les procédures normales du parlement pour faire passer avant l’été ce projet de loi.

Cette procédure « baillon » consiste à faire en quelques jours des processus qui normalement prendrait des semaines voire des mois, réduisant ainsi la possibilité du public et des partis d’opposition de se prononcer sur le projet de loi et rendant presque impossible l’adoption d’amendements significatifs.

Cette approche a été vivement décriée par de nombreuses communautés autochtones au pays, qui craignent de voir cette nouvelle mesure devenir un outil pour contourner leurs droits et les obligations de consultations du gouvernement canadien envers les Premières Nations.

Les dirigeants autochtones ont aussi unanimement dénoncé le fait qu’ils n’ont pas été impliqués dans l’élaboration du projet de loi.

« C’est extrêmement préoccupant d’un point de vue démocratique et ça risque de causer du cynisme dans la population », prévient Geneviève Paul, du CQDE.

« C’est un processus qui pose de sérieuses questions par rapport au respect de nos processus démocratiques, de consultation et de participation publique, puis aussi, bien sûr, de l’État de droit », poursuit-elle.

Des barrières au commerce intérieur imaginées

Par ailleurs, la première partie du projet de loi, qui vise à favoriser le commerce entre les provinces en réponse aux enjeux sur le marché américain, est particulièrement mal fondée selon Stuart Trew.

Celle-ci vient annuler les quelques exceptions fédérales à la Loi sur le libre-échange et la mobilité de la main-d’œuvre au Canada, soit des dispositions qui permettent au gouvernement fédéral d’exiger certaines normes lors de la vente d’une entreprise ainsi que d’imposer un certain encadrement spécifique à l’industrie pétrolière.

Mais surtout, le projet de loi vient donner la possibilité aux ministres et au premier ministre fédéraux d’utiliser des normes provinciales plutôt que les normes fédérales pour réglementer les conditions de travail, ainsi que les échanges de biens et de services dans les secteurs régis par le gouvernement fédéral.

Or, les cas d’applications de ces nouvelles dispositions sont rares et n’auraient que peu d’effet sur l’économie, rappelle Stuart Trew. Il y aurait en effet, quoi qu’en dise une majorité de la classe politique, très peu d’obstacles législatifs réels au commerce entre les provinces, selon une analyse du CCPA.

En fait, le principal obstacle au commerce pan-canadien serait simplement la grandeur du pays, qui rend souvent beaucoup plus facile pour une entreprise de commercer avec les États du nord des États-Unis qu’avec d’autres provinces.

« Et encore là, on a les mêmes produits dans les épiceries et les magasins de tout le pays : du commerce interprovincial, il s’en fait déjà beaucoup », souligne Stuart Trew.

« L’idée de rendre notre économie moins dépendante des États-Unis est louable, mais ce n’est pas comme cela qu’on va y arriver. »

Stuart Trew, CCPA

« La seule industrie où ça pourrait réellement avoir un impact, c’est celles des abattoirs, où certains établissements pourraient profiter d’une réglementation moins rigide. Mais on parle d’un impact économique minime, qui vient aussi avec une part de risques pour le public », remarque l’analyste.

De plus, les dispositions du projet de loi concernant la main-d’œuvre risquent également de n’avoir que très peu d’effets, puisque les emplois dans les secteurs qui relèvent de la réglementation fédérale, notamment dans le système bancaire ou dans le transport ferroviaire, maritime et aérien, opèrent déjà en grande partie sur une base pan-canadienne.

« C’est extrêmement préoccupant d’un point de vue démocratique et ça risque de causer du cynisme dans la population. »

Geneviève Paul, CQDE

En contrepartie, en permettant au gouvernement fédéral de choisir les normes qu’il applique entre les siennes et celles de provinces, le projet de loi C-5 risque de contribuer à un nivellement par le bas de la réglementation qui protège le public et les travailleur·euses au pays, selon Stuart Trew.

Ce mouvement est d’autant plus préoccupant que l’Ontario et la Colombie-Britannique ont également adopté des dispositions similaires, abolissant leurs propres exceptions au libre-échange canadien et permettant de substituer les règlements d’une province pour ceux d’une autre, plutôt que de devoir se conformer aux règlements de toutes les provinces impliquées, comme c’est le cas normalement.

Le gouvernement du Québec a également déposé un projet de loi en ce sens qui pourrait être adopté dès cet automne.

« L’idée de rendre notre économie moins dépendante des États-Unis est louable, mais ce n’est pas comme cela qu’on va y arriver », conclut Stuart Trew.

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