Le Canada alimente toujours l’esclavage contemporain, un an plus tard

Le rapporteur spécial de l’ONU et des groupes de défense des droits font le point sur le Programme des travailleurs étrangers temporaires.

En conférence cette semaine, le rapporteur spécial de l’ONU sur les formes contemporaines d’esclavage, Tomoya Obokata, a expliqué ses constats et ses recommandations concernant les injustices vécues par les travailleur·euses migrant·es. Un an après sa visite au Canada, la situation a peu changé.

Mardi dernier, le rapporteur spécial de l’ONU sur les formes contemporaines d’esclavage, Tomoya Obokata, était invité à présenter les résultats de son enquête au Canada, lors d’une conférence organisée par Amnistie internationale Canada francophone et le Réseau d’aide aux travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec (RATTMAQ).

Des travailleur·euses migrant·es ainsi que le Centre de justice pour les migrants Madhu Verma ont également pris la parole en soutien aux conclusions du rapporteur.

Il y a un an, à l’issue d’une enquête dans cinq villes canadiennes, dont Montréal, le rapporteur avait aussitôt déclaré que le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) du Canada constituait un terrain propice aux formes contemporaines d’esclavage.

Le mois dernier, le rapporteur a révélé son rapport final, qu’il a ensuite déposé début septembre au Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Il y maintient ses conclusions selon lesquelles le PTET pose des risques sérieux d’esclavage moderne.

En conférence et dans son rapport, le professeur Tomoya Obokata critique que le PTET rend les travailleur·euses dépendant·es de leurs employeurs et permet à ces derniers d’exercer un contrôle sur leur statut migratoire, ainsi que sur leur accès au logement et aux soins de santé.

Il rapporte qu’à cause de cette asymétrie de pouvoir, les travailleur·euses étranger·ères temporaires sont susceptibles d’être victimes de toutes sortes d’abus : confiscation de salaires, violences physiques, psychologiques et verbales, horaires de travail excessifs, absence d’équipement de protection individuelle, etc. 

Dans son rapport, Tomoya Obokata recommande au Canada de délivrer aux travailleur·euses migrant·es des permis de travail « ouverts », qui leur permettraient de choisir librement leur employeur, quel que soit le secteur.

Il suggère également qu’un meilleur accès à la résidence permanente pourrait atténuer la précarité structurelle dans laquelle se trouvent les travailleur·euses temporaires.

PERMIS DE TRAVAIL RESTRICTIFS

Dans le cadre du PTET, les travailleur·euses se voient délivrer un permis de travail dit « fermé », lié à un seul employeur. Une fois que le ou la titulaire est licencié·e, il ou elle risque de perdre son statut et d’être expulsé·e vers son pays d’origine.

Bien qu’iels puissent en principe tenter de changer d’employeur, les travailleur·euses temporaires doivent pour cela s’acquitter des frais de demande d’un nouveau permis, en plus de trouver un autre employeur disposé à les embaucher et à investir dans une procédure coûteuse d’étude d’impact sur le marché du travail. Cela est donc peu réaliste pour beaucoup de travailleurs qui ne disposent pas des informations et des moyens pour le faire.

Depuis 2019, les personnes victimes de mauvais traitements par leur employeur actuel peuvent demander un « permis de travail ouvert pour les travailleurs vulnérables », qui est valide pour un an. Mais depuis fin 2023, le délai de traitement de ce permis spécial s’élève à plusieurs mois. De plus, la lourde tâche de rassembler les preuves de maltraitances tombe sur les épaules des requérant·es.

Depuis un an, le gouvernement du Canada ainsi que des employeurs du secteur privé ont publiquement contesté les constats du rapporteur, les jugeant excessifs et estimant que les permis fermés étaient utiles. De leur côté, les groupes de défense des travailleur·euses migrant·es ont largement approuvé ses recommandations.

Lors de la conférence, Bénédicte Carole Zé, une ancienne travailleuse migrante, qui avait elle-même subi plusieurs formes d’abus et d’exploitation, a affirmé que le rapport du professeur Tomoya Obokata était fidèle à la réalité que les travailleur·euses migrant·es vivent au quotidien.

« Le gouvernement est complice de la maltraitance que vivent ces personnes », a-t-elle dénoncé. « Ouvrir le permis de travail, c’est donner le droit à toutes les personnes d’avoir un choix, de pouvoir dire “non” à une forme de maltraitance, de pouvoir se sentir égales à un autre être humain. »

Un an plus tard

Les premières déclarations du rapporteur spécial de l’ONU, l’automne dernier, ont poussé le Canada à réexaminer ses politiques migratoires au cours de l’année écoulée.

Peu après la visite du rapporteur, les ministères de l’Immigration du Canada et du Québec ont tous deux mandaté une étude sur le permis de travail fermé.

En mai dernier, le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie a publié un rapport sur le même sujet, dans lequel il recommande l’abolition des permis de travail fermés.

Plus récemment, la Cour supérieure du Québec vient d’autoriser l’Association pour les droits des travailleuses·rs de maison et de ferme à intenter une action collective contre le gouvernement fédéral pour faire déclarer le permis de travail fermé contraire à la Charte canadienne des droits et libertés.

Malgré des avancées en apparence positives, les groupes de défense des travailleur·euses migrant·es craignent que les permis de travail fermés ne soient remplacés que par des permis sectoriels ou régionaux, obligeant les employé·es qui veulent quitter leur employeur à demeurer dans un domaine d’emploi ou une zone déterminés. Une telle solution est loin des permis ouverts qu’ils revendiquent depuis toujours.

« Ouvrir le permis de travail, c’est donner le droit de pouvoir dire “non” à une forme de maltraitance, de pouvoir se sentir égal·e à un autre être humain. »

Bénédicte Carole Zé, militante et ancienne travailleuse migrante

En juin, le gouvernement fédéral a en effet promis de délivrer des permis sectoriels d’ici 2027 aux travailleur·euses étranger·ères temporaires dans le domaine agro-alimentaire.

Selon Tomoya Obokata ainsi que les groupes de défense des droits, dans bien des cas, les employeurs de certains secteurs se connaissent : les titulaires d’un permis sectoriel n’arrivent donc souvent pas à changer d’employeur en raison de la stigmatisation dont iels font l’objet.

« Les permis de travail sectoriels et régionaux sont à la base des permis de travail fermés sous un autre nom », a affirmé Aditya Rao, membre fondateur du Centre de justice pour les migrants Madhu Verma. « Même si quelqu’un a un permis de travail régional, ça ne lui permet pas d’exercer son droit à la liberté de mobilité. »

« Ce que le gouvernement a fait à date, ce sont des mesures de pansement pour essayer de mitiger les abus, mais qui ne vont pas résoudre les problèmes à la racine », nous a affirmé en entrevue Marisa Berry Méndez, responsable de la campagne pour les droits des travailleur·euses migrant·es chez Amnistie internationale Canada francophone.

Lacunes juridictionnelles

Bien que les travailleur·euses étranger·ères temporaires aient en principe les mêmes droits en matière de travail que l’ensemble des travailleur·euses, le rapporteur spécial de l’ONU a constaté que des lacunes juridictionnelles les empêchent largement d’exercer ces droits.

Dans son rapport, Tomoya Obokata a critiqué que le gouvernement du Canada délègue aux employeurs une part importante de la responsabilité d’informer les travailleur·euses étranger·ères temporaires de leurs droits, en dépit du conflit d’intérêts que cela crée.

Par courriel, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada nous a répondu que « le Canada a mis en œuvre plusieurs mesures pour lutter contre les abus et les prévenir », en mentionnant en premier lieu le règlement entré en vigueur en 2022 qui exige que les employeurs fournissent aux travailleur·euses étranger·ères des renseignements sur leurs droits au Canada.

Cependant, dans la pratique, le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTTI) déplore qu’il n’existe aucune surveillance pour assurer que les employeurs respectent cette obligation. L’organisme confirme que beaucoup de travailleur·euses étranger·ères n’ont jamais été sensibilisé·es à leurs droits ni aux mécanismes de réclamation.

Le rapporteur a également dénoncé l’absence d’inspections systématiques sur les lieux de travail. Celles-ci ne sont effectuées qu’après le dépôt d’une plainte, tandis que les travailleur·euses à statut précaire sont souvent réticent·es à se manifester par crainte de représailles.

De plus, le rapporteur révèle dans son rapport qu’entre 2023 et 2024, 69 % des inspections ont été effectuées virtuellement et seulement 9 % se sont faites sans être annoncées d’avance.

Il souligne aussi que « dans certains secteurs qui emploient un grand nombre de travailleurs étrangers temporaires, il n’est pas possible de procéder effectivement à des inspections du travail en raison de la nature de l’activité ».

« Le gouvernement est complice de la maltraitance que vivent les travailleur·euses étranger·ères temporaires. »

Bénédicte Carole Zé

Par ailleurs, même quand les travailleur·euses à statut précaire parviennent à dénoncer les violations de leurs droits par leurs employeurs, iels sont obligé·es d’avoir recours à plusieurs mécanismes fédéraux et provinciaux pour signaler des types d’abus différents, étant donné que le PTET est administré par le gouvernement fédéral, mais que le contrôle des normes de travail, de santé et de sécurité relève principalement des autorités provinciales et territoriales.

Selon les travailleur·euses rencontré·es par le rapporteur, « les autorités provinciales […] refusent parfois d’intervenir, alléguant à tort qu’elles ne sont pas liées par les normes propres à telle ou telle province », peut-on lire dans le rapport.

À la fin de la conférence, ainsi que dans son rapport, le rapporteur appelle le Canada à remédier à ce manque de coordination entre les différents paliers de gouvernement afin de contrôler pleinement le respect des droits des travailleur·euses migrant·es.

La Commission québécoise des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) n’avait pas répondu à nos questions au moment de publier.

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