
Un réseau de la santé qui soigne surtout ses statistiques
Les travailleuses sociales dénoncent la gestion comptable de leur travail et la dévalorisation de leur expertise.
Le ministre de la Santé, Christian Dubé, dit vouloir faire du réseau un « employeur de choix ». Paradoxalement, une grande partie de son « Plan santé » repose sur une gestion comptable du travail et un « décloisonnement des professions », auxquels les services sociaux n’échappent pas.
Le « Plan santé » est un virage dans l’organisation du système de santé et de services sociaux, mis en branle par le ministre Dubé depuis le printemps 2022. Il vise le recrutement et la rétention du personnel, une utilisation accrue des données, le « financement à l’activité » et promet une décentralisation de la gouvernance. Ce plan poursuit la tradition de la gestion Lean inaugurée il y a dix ans par le gouvernement libéral.
Pendant ce temps, la surcharge de travail, l’impression de ne pas être écouté·es et surtout le manque de reconnaissance de leur expertise sont tous des facteurs qui ajoutent au ras le bol vécu par les travailleur·euses sociaux·ales (TS) du réseau de la santé. Ce ras-le-bol en pousse un nombre de plus en plus grand à claquer la porte pour rejoindre le privé.
Une expertise méconnue et dévalorisée
En ondes au micro de Paul Arcand pour parler de suivis en santé mentale, le premier ministre François Legault déclarait fin septembre : « on essaie de déléguer des cas moins urgents à des travailleurs sociaux, qui ne sont pas nécessairement des psychologues, mais en attendant, c’est mieux que rien… ».
Le président de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (OTSTCFQ), Pierre-Paul Malenfant, déplore le manque de connaissance du travail des professionnel·les en travail social.
Il reconnaît que certaines personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale auront besoin de voir un·e psychiatre ou un·e psychologue. Mais, il ajoute : « Quand une personne perd son emploi, qu’elle vit des conflits, qu’elle vit certaines difficultés et qu’elle a besoin de rencontrer un professionnel, elle n’a pas nécessairement besoin de rencontrer un psychologue. Nous, on le fait, le travail. »
Le « mieux que rien » de François Legault a eu l’effet d’une gifle sur les professionnel·les en travail social avec lesquels Pivot s’est entretenu. Pour Julie*, TS en soutien à domicile dans la région montréalaise, ce manque de considération est la même au niveau du CIUSSS : « L’employeur ne connaît pas notre champ de travail. Il ne sait même pas ce qu’on fait ! »
Un décloisonnement qui inquiète
En raison des besoins énormes durant la pandémie, des employé·es ont effectué·es certaines tâches habituellement réservées à d’autres catégories professionnelles. Un exemple est celui des paramédics qui ont pu offrir la vaccination contre la COVID-19.
Ce « décloisonnement des professions » fait partie du plan du ministre de la Santé pour pallier le manque de personnel. Ce décloisonnement a pour but d’« améliorer de façon permanente la réactivité et la flexibilité en matière de gestion des ressources humaines », peut-on lire dans le Plan santé du ministre Dubé.
Cette proposition est accueillie avec méfiance du côté de l’OTSTCFQ. L’Ordre s’inquiète que cette mesure serve de prétexte pour diluer la qualité des services en ne reconnaissant pas l’expertise des TS. « Le phénomène de la déprofessionnalisation, on est très inquiet par rapport à ça », nous dit le président de l’Ordre. « On ne verrait pas une personne qui a fait un [baccalauréat] en droit [mais pas le Barreau] aller plaider devant la cour. »
Le décloisonnement ne doit pas se faire au détriment de l’expertise, selon Natacha Pelchat, représentante nationale pour la région de Laval à l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS). « On n’a pas tous appris la même chose. Ça peut être intéressant dans une équipe [d’avoir différents points de vue]. Il faut valoriser toutes ces professions-là parce qu’elles sont toutes importantes », dit-elle.
La gestion par les statistiques
La méthode de gestion « Lean », introduite dans le système de santé au début des années 2010 par les libéraux, accentue la pression sur les intervenant·es. Cette recherche de performance à pour résultat de miner la qualité des soins et d’épuiser le personnel.
LA GESTION LEAN, QU’EST-CE QUE C’EST?
La gestion Lean (« sans gras », en anglais) a été introduite dans le réseau de la santé en 2011. Aussi appelée « méthode Toyota », la gestion Lean vise à augmenter l’efficacité du système de santé publique. Cette méthode est née sur les chaînes de production des usines de l’entreprise Toyota. L’objectif était d’éliminer les actions et gestes qui n’ajoutent pas de valeur, pour ainsi éliminer le gaspillage et augmenter la productivité.
Caroline*, travailleuse sociale dans un CIUSSS de la région montréalaise, explique qu’il serait plus court de faire une liste de ce qui fonctionne dans le réseau. Mais pour elle, un irritant majeur est « la tendance à vouloir quantifier le psychosocial » alors qu’il s’agit de soins difficiles à comptabiliser en chiffres.
Si la charge de travail standardisée pour une travailleuse sociale est, disons, de 15 « dossiers », la lourdeur variable des situations n’est pas prise en compte, explique Caroline. « Pour une personne, ses 15 dossiers, c’est [aider des parents à] installer des routines simples à la maison, alors que pour une autre, ce sont des jeunes avec la DPJ, qui fuguent. On s’entend que ce ne sont pas les mêmes 15 dossiers. »
Les intervenantes rapportent aussi qu’elles subissent une pression pour « fermer des dossiers » le plus rapidement possible, car cela améliore les fameuses « statistiques ».
Chantale* est technicienne en travail social en banlieue de Montréal. Elle a travaillé à la protection de la jeunesse et au soutien à domicile. Elle rapporte qu’à la protection de la jeunesse, elle était constamment débordée : « 25 familles à gérer, quatre rendez-vous par jour, des urgences tout le temps ».
Elle déplore le « fast-food de l’intervention » psychosociale qui doit être fait, faute de temps.
« La qualité, l’écoute, le temps accordé à la personne » sont toutes des choses qui font défaut en ce moment. De plus en plus, il faut « aller vite, vite, vite, se dépêcher et passer au suivant », déplore-t-elle.
Au moment de l’implantation de la gestion Lean, « ça a été une crise, en 2011, 2012. C’était violent. [Les gens des firmes de gestion privées] nous suivaient avec un chronomètre, partout, même quand on se levait pour aller aux toilettes », se souvient Marjolaine Goudreau, du Regroupement, échanges, concertation des intervenantes et des formatrices en social (RECIFS). « Maintenant, c’est implanté partout, à géométrie variable », ajoute-t-elle.
Pour la présidente du RECIFS, les luttes sont devenues plus difficiles. « Les nouveaux employés arrivent et la façon de travailler, elle est rendue comme ça, maintenant », explique-t-elle.
« Faire travailler les gens de cette façon-là, ça ne les gardera pas dans le réseau. Tout cela, tous ces modèles-là, cela fait en sorte de détruire les services publics. »
Marjolaine goudreau, RECIFS
Julie, aussi, se souvient de cette période. À l’époque, elle devait rencontrer sa gestionnaire une fois par semaine pour rendre des comptes du nombre d’heures travaillées et du nombre d’actes professionnels posés. « C’était une oppression hebdomadaire », dit-elle.
Depuis, « le Lean, les statistiques, c’est rendu intégré. Ça fait partie du quotidien ».
Pour Marjolaine Goudreau, « faire travailler les gens de cette façon-là, ça ne les gardera pas dans le réseau. Tout cela, tous ces modèles-là, cela fait en sorte de détruire les services publics. »